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comme incarné, et si les chances de durée qu’il peut avoir ne sont pas en raison inverse de sa cohésion ou de sa consistance comme corps de doctrine. Peut-être est-ce l’occasion de dissiper un malentendu qui paraît se prolonger dans certains esprits sous l’illusion d’un mot qui ne couvre plus les mêmes choses. Peut-être ne reste-t-il de l’ancien mouvement positiviste, dont je suis loin d’ailleurs de contester l’étendue et l’importance, qu’une négation ou un ensemble de négations, très puissantes et très populaires, réunies et subsistant sous le titre usurpé d’une philosophie qui ne rallie plus autour de ses dogmes que de rares adeptes. C’est une question à examiner et qui vaut qu’on la discute.


I

Auguste Comte mourait le 5 septembre 1857. À ce moment solennel dans l’histoire de l’école, sous quel aspect se présentait la philosophie positive, inaugurée trente-cinq ans auparavant dans un modeste essai qui fut tiré à cent exemplaires, n’eut aucun retentissement, et dont le seul intérêt aujourd’hui est de marquer une date ! Pendant ce long intervalle d’années l’activité féconde d’Auguste Comte ne s’était pas ralentie un jour, pas une heure, sauf le temps pris par les crises qui survinrent, sous des formes plus ou moins graves, dans ce cerveau puissant et surmené. Le monument auquel son nom est attaché s’était élevé d’assises en assises jusqu’au faîte. Il avait été précédé en 1826 par la publication du plan définitif ; de 1830 à 1842 parurent les six volumes qui forment le Cours de philosophie positive, renfermant comme sur dévastes échelons, distribués méthodiquement, les préliminaires généraux, la philosophie mathématique, la philosophie de la physique proprement dite, la philosophie chimique et la philosophie biologique, enfin la philosophie sociale. Ainsi s’était accompli ce que M. Littré appelait l’œuvre philosophique du XIXe siècle, et dont le but était « de donner à la philosophie la méthode positive des sciences, aux sciences l’idée d’ensemble de la philosophie. » Seize années s’étaient écoulées entre la conception et l’achèvement ; mais la conception avait eu tant de sûreté que, malgré ce long espace de temps, l’achèvement y avait répondu de tout peint[1].

On aurait pu croire qu’arrivé à ce terme, le grand travailleur allait jouir de son œuvre achevée, se borner à la répandre, à gagner les esprits rebelles. Il n’en est rien. À peine avait-il terminé cette partie de sa tâche, la partie qu’on pourrait appeler théorique, qu’il concevait déjà ou rêvait une seconde partie consacrée aux applications

  1. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 8.