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politiques et sociales. Après quelques années de méditations, de 1851 à 1854, il publiait le Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité. C’est à ce nouvel ordre de conceptions politiques, sociales et religieuses que se rapportent tant de publications diverses qui éclosent sous sa plume, le Calendrier positiviste, la Bibliothèque positiviste, le Catéchisme positiviste, la fameuse Lettre à sa majesté le tsar Nicolas, invoqué comme le patron prédestiné de la politique et de la philosophie nouvelles, enfin le premier volume de la Synthèse subjective, ou Système universel des conceptions propres à l’état normal de l’humanité, qui parut un an avant sa mort. Nous n’avons pas à raconter ici au prix de quelles épreuves cette œuvre immense avait été accomplie. De pareilles idées sont les maîtresses jalouses d’une vie et ne laissent guère de place pour d’autres préoccupations. « Auguste Comte avait pu philosopher à Paris, ce que n’avait pu faire Descartes. Mais il y avait vécu pauvre, inconnu, et finalement menacé dans ses moyens d’existence. Il s’était enveloppé d’une insouciance pour le lendemain que son irrésistible vocation lui rendait moins difficile qu’à un autre[1]. » Quand il mourut, il ne vivait plus, depuis plusieurs années, que des subsides de ses amis et de ses disciples. Mais enfin il eut cette joie de vivre et de mourir dans son rêve réalisé. Y a-t-il une joie humaine au-dessus de celle-là ? « Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr, » a dit Alfred de Vigny. Cette belle parole, Auguste Comte s’en était emparé pour caractériser sa propre carrière. Et ce ne fut pas par outrecuidance, ce fut par un juste sentiment de la continuité et de la grandeur de ses travaux. Il fut l’homme d’une pensée unique[2].

Son ambition avait été l’universalité aussi bien dans la spéculation que dans l’action. Il avait voulu fonder du même coup et par la seule impulsion d’un esprit solitaire un système théorique et pratique à la fois, une philosophie totale qui résumerait les philosophes partielles de chaque science, une politique ou organisation sociale qui réconcilierait dans une synthèse les deux termes de l’éternelle antinomie, l’ordre et le progrès, — enfin une religion qui remplacerait toutes les autres et gouvernerait, par un idéal défini, toutes les aspirations de l’humanité. C’est à quoi il s’était appliqué avec une énergie et une tension extraordinaire d’esprit. Il avait fini, après des commencemens obscurs et des luttes sans nombre, par conquérir un certain nombre d’adhérons dévoués et par remuer le monde philosophique, d’abord indifférent, de mouvemens assez divers où dominaient l’étonnement et une sorte d’inquiétude. Cette

  1. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 21.
  2. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 1.