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s’est ruiné Gérard ? » Il me répondit : « En faisant des excès de cannes et des débauches de lorgnettes. » En outre, ayant découvert chez un marchand de bric-à-brac, un très beau lit renaissance, il en avait fait l’acquisition, pensant que peut-être un jour Jenny Colon y reposerait. Pour loger ce lit, il loua un appartement qu’il meubla de vieux bahuts, de chaises gothiques, de stalles épiscopales, de prie-Dieu moyen âge. Quand la misère vint, les meubles furent vendus l’un après l’autre, seul le lit fut conservé ; pour le remiser Gérard loua d’abord un appartement plus petit, puis une chambre, enfin un grenier. Ce lit seul lui assurait un asile. Lorsque le lit s’en alla chez un brocanteur, Gérard devint errant. Il passait la nuit sur un banc, aux Halles, dans le cabaret de Paul Niquet et dans ces maisons sur lesquelles on lit : « Ici on loge à la nuit. » La police des garnis le connut. Un jour, sur le boulevard, au coin de la rue de la Michodière, Gérard était arrêté à causer avec deux ou trois de ses amis. Un sergent de ville s’approcha et lui demanda ses papiers. Où travaillait-il ? Partout ; chez Gautier, chez moi, dans les cafés borgnes, où il ne lui déplaisait pas d’aller, sous les arbres des Tuileries, aux bibliothèques publiques, dans les cabinets de lecture, sous les portes cochères, partout enfin, excepté dans son domicile, car il n’en avait pas. Il écrivait sur des bouts de papier, sur des dos d’enveloppe, sur des bandes de journal, à l’encre, au crayon ; ses manuscrits suffisaient à démontrer son instabilité mentale. Son talent n’en était pas moins très fin, très vif, avec une fleur de distinction qui jamais n’y fait défaut.

Dès qu’il cessa de voir Jenny Colon, elle devint pour lui une sorte d’apparition interne avec laquelle il vécut. Troublé par ses idées de kabbale et de magie, il la confondit avec les déesses, avec les saintes, avec les étoiles ; un jour, il s’avisa qu’elle ne pouvait être que l’incarnation de sainte Thérèse. Eut-elle connaissance de l’amour extatique dont Gérard avait chastement brûlé pour elle ? Longtemps après, un soir, à Bruxelles, Théophile Gautier lui en parla ; elle répondit : « Je l’ai vu une seule fois, lorsqu’il est venu m’offrir d’écrire pour moi un opéra, la Reine de Saba, dont Meyerbeer devait faire la musique ; je recevais ses bouquets sans trop savoir d’où ils venaient ; j’ai entendu bavarder de cette histoire dans les coulisses, je n’y ai pas attaché d’importance. Ne m’accusez pas de l’avoir fait souffrir : quand celui qui aime reste muet, celle qui est aimée devient sourde. Dites à votre ami que je suis innocente du mal qu’on m’attribue. » Gautier, de qui je tiens l’anecdote, raconta cette conversation à Gérard. Sa réponse fut étrange : « A quoi cela aurait-il servi qu’elle m’aimât ? » Puis il récita en allemand la strophe d’Henri Heine : « Celui qui aime sans espoir pour la seconde fois est un fou ; moi je suis ce fou. Le ciel, le soleil, les étoiles en