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rient. Moi aussi j’en ris, j’en ris et j’en meurs ! » Gautier ajoutait : « Il a toujours été fou. » C’est mon avis et c’est aussi l’avis des aliénistes.

En décembre 1854, il ne fut pas difficile de constater que les symptômes de folie reparaissaient. Gérard devenait incohérent ; la kabbale et le dogme de l’immaculée conception se heurtaient dans sa tête et produisaient des idées où le délire dominait. Lui, si doux, si enfantin d’habitude, il avait des accès de méchanceté, il les prévoyait et sentait qu’il n’était plus le maître de les dompter. On avait essayé de le ramener chez le docteur Blanche, où l’accueil le meilleur l’attendait toujours ; il s’échappa et disparut pendant deux semaines. Où alla-t-il ? On ne le sut pas ; nous apprîmes plus tard qu’à cette époque, il avait été vu à Creil, où il était resté deux jours dans « un bouchon » fréquenté par les ouvriers. Quand il revint, il était d’attitude plus calme ; cependant on lui enleva un couteau, — un couteau de treize sous, — à manche en os, à lame droite, effilée, à virole, qui était une arme dangereuse et dont il avait menacé un de ses amis. Dès qu’il avait quelque argent, il parcourait les quais, fouillant les boîtes des marchands de méraux et de médailles ; il achetait toutes les monnaies qu’il découvrait au type de Nerva, disant qu’il ne voulait pas que les portraits d’un de ses ancêtres traînassent dans le commerce. L’argent ne lui fit jamais complètement défaut ; dans trois endroits, il était toujours certain d’en trouver ; de plus, comme il était discret et qu’il ne demandait jamais plus de vingt francs à la fois, il n’avait pas de refus à redouter. La dernière fois que je le vis, ce fut le samedi 20 janvier 1855. La neige couvrait Paris, qui était lugubre. Théophile Gautier était venu au bureau de la Revue de Paris pour causer avec nous du Capitaine Fracasse, qu’il avait alors quelque velléité de commencer. Gérard entra ; il portait un habit noir si chétif que j’eus le frisson en le voyant. Je lui dis : « Vous êtes bien peu vêtu pour affronter un froid pareil. » Il me répondit : « Mais non, j’ai deux chemises ; rien n’est plus chaud. » Gautier, que sa qualité de vieil ami de collège et de lettres autorisait à avoir plus de franc-parler que moi, lui dit : « Il tombe des pleurésies et il souffle des angines ; il y a ici des gens qui ont plusieurs paletots et qui seraient enchantés de t’en prêter un jusqu’à ton dernier jour. » Gérard répliqua : « Non, le froid est tonique ; les Lapons ne sont jamais malades. » Il nous parla de Foulques de Nerva, dont il voulait écrire l’histoire parce qu’il en descendait. Du reste, les mâles de sa famille étaient reconnaissables à ce fait surnaturel qu’ils naissaient avec le tétragramme de Salomon tracé sur la poitrine, un peu au-dessous du cœur. Puis, brisant tout à coup la conversation, il me dit ; « J’ai acheté un objet très rare ; mais les marchands sont si