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dans une maison bâtie sur l’emplacement de celle où Fieschi dressa la machine infernale, un appartement dans lequel il passait six mois de l’année. Nous étions en 1856 ; rien n’était changé au régime intérieur de la France ; la presse se débattait toujours sous le décret du 17 février 1852 ; les avertissemens n’étaient point ménagés aux recueils périodiques, la Revue de Paris en savait quelque chose. Louis de Cormenin, marié depuis le mois de mars 1854, semblait ne plus s’occuper que platoniquement de littérature. Flaubert travaillait aux derniers chapitres de Madame Bovary ; Bouilhet venait d’achever Madame de Montarcy, son premier drame en vers ; Théophile Gautier faisait le feuilleton dramatique du Moniteur et continuait à parler du Capitaine Fracasse. Nous étions en relations constantes, nous voyant souvent au cours de la semaine et nous retrouvant tous les dimanches, sous la présidence d’une femme charmante, à une table autour de laquelle j’ai vu souvent Eugène Delacroix, Henri Monnier, Chenavard, le peintre Ricard, Auguste Préault, sans compter quelques écrivains encore vivans et un compositeur d’un grand talent, qui est actuellement membre de l’Institut. Nous avons passé là des heures heureuses et libres qui furent comme les dernières vibrations de notre jeunesse. On causait de bien des choses quelquefois trop frivoles et parfois trop sérieuses ; comme l’oncle Toby, chacun avait son dada. Celui de Gautier, de Flaubert et de Bouilhet était le même : l’art pour l’art. Souvent j’ai été traité de barbare sans me trouver offensé. Là on prêchait, — et on prêchait d’exemple, — la prédominance de l’artiste sur l’homme, et lorsque j’osais dire que c’était le bon moyen de ne faire que de l’ornementation, on m’appelait : « bureaucrate, » ce qui était une grosse injure. — Nul ne doit en littérature dévoiler ses sentimens ; si un roman laisse transparaître les opinions de l’auteur, le roman n’est bon qu’à jeter au feu ; créature impersonnelle, l’écrivain se substitue à ses personnages, pense et agit comme eux, sous peine de ne pas savoir son métier. C’est par les contrastes que l’on parvient à la force descriptive ; pour bien raconter un bon dîner, il est utile d’avoir faim, et pour décrire la chaleur du Sahara, il n’est pas mauvais de grelotter. Rien de ce qui sort de l’imagination n’est excessif, puisqu’une conception a la valeur d’un fait ; le sujet d’une œuvre d’art, quel qu’il soit, est insignifiant, l’exécution seule est importante ; bien peindre un colimaçon rampant sur un chou, bien peindre Apollon contemplant Vénus, c’est tout un. Que faut-il pour être un écrivain de choix ? Suivre une comparaison, éviter les phrases toutes faites, n’employer qu’à la dernière extrémité les verbes auxiliaires, rechercher les mots qui font image ; il est beau de dire : « Sa chevelure se crespelait d’or ; » il est vulgaire d’écrire : « Ses cheveux blonds étaient ondulés. » De