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Il me suffit de le contempler sur le trône de sa sombre grandeur pour me dégager de tous les dogmatismes[1]. » Cela ne peut suffire à tout le monde ; en face de pareilles visions, se dégager complètement n’est pas facile.

Personne, parmi les penseurs plus ou moins directement issus du positivisme, n’a plus vaillamment accepté la nécessité de cette conception de l’inconnaissable et des conséquences qu’elle implique, personne n’en a plus clairement et résolument dégagé le sens véritable et la portée que ce vaste et puissant esprit, M. Herbert Spencer. Mais c’est en même temps la destruction logique du positivisme. En voici l’exact résumé : Les argumens à l’aide desquels on démontre que l’absolu est inconnaissable expriment imparfaitement la vérité ; ils l’expriment uniquement sous le côté logique ; sous le côté psychologique, c’est différent. Toutes les propositions de ce genre omettent ou plutôt excluent un fait de la plus haute importance. A côté de la conscience définie dont la logique formule les lois, il y a une conscience indéfinie qui ne peut être formulée. Il y a tout un ordre de pensées, réelles quoiqu’indéfinissables, qui sont des affections normales de l’intelligence. On dit que nous ne pouvons connaître l’absolu ; mais dire que nous ne pouvons le connaître, c’est affirmer implicitement qu’il y en a un. Quand nous nions que nous ayons le pouvoir de connaître l’essence de l’absolu, nous en admettons tacitement l’existence, et ce seul fait prouve que l’absolu a été présent à l’esprit, non pas en tant que rien, mais en tant que quelque chose… Un sentiment toujours présent d’existence réelle et substantielle fait la base même de notre intelligence. Le relatif est inconcevable s’il n’est pas en relation avec un absolu réel ; autrement ce relatif deviendrait absolu lui-même et acculerait l’argument à une contradiction… En examinant l’opération de la pensée dans ses conditions et dans ses lois, nous voyons également comment il nous est impossible de nous défaire de la conscience d’une réalité cachée derrière les apparences et comment de cette impossibilité résulte notre indestructible croyance à cette réalité[2].

Dans ce ferme réalisme opposé à la philosophie dissolvante du phénoménisme universel, dans cette impossibilité de concevoir le relatif sans relation avec un absolu réel, ne croirait-on pas entendre comme un écho lointain, mais puissant encore, de la célèbre théorie de Descartes sur le nécessaire que le contingent suppose, sur l’infini que réclame le fini comme dernier terme et comme suprême appui des existences, comme la réalité suprême à laquelle sont suspendues la chaîne des idées et celle des mondes ?

  1. Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 49.
  2. Premiers Principes, chap. IV, p. 93-103.