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Il est curieux que ce soit le philosophe le plus hardi de l’école expérimentale qui établisse si clairement cette double impossibilité, l’impossibilité logique du relatif tout seul, s’il n’est pas en relation avec un absolu réel, et l’impossibilité psychologique où nous sommes de nous défaire de l’idée de la substance et de la cause, du noumène de Kant, nommé partout comme antithèse du phénomène, pensé partout et nécessairement comme le principe de l’être et de la raison. Ce retour à la métaphysique était inévitable du moment qu’on laissait subsister, aux dernières limites du savoir positif, ce mystérieux au-delà, soit l’immensité vaguement montrée par M. Littré, au bord de laquelle il s’efforce en vain de retenir l’esprit humain, soit cette région de l’inconnaissable où Stuart Mill et Herbert Spencer placent le principe anonyme des choses, la source inépuisable de la force. En vain on déclare ce principe à la fois réel et inaccessible. Dès qu’on le proclame réel, c’est qu’on le connaît de quelque façon, et dès qu’on le conçoit, comment empêcher la pensée de s’élancer vers lui, dût-elle se briser contre « le mur infranchissable » que Stuart Mill nous a signalé, ou faire naufrage dans cet abîme que M. Littré nous interdit, soit le vide infini qui se creuse à la limite de toute science, soit « cet océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile ? »

Il n’y a qu’une manière de supprimer ces tentations, ces troubles toujours renaissans de l’esprit et d’exorciser définitivement ce spectre de l’absolu qui vient nous hanter sans cesse, c’est de nier résolument. On ne peut vraiment interdire à la pensée la recherche des causes premières qu’en déclarant qu’il n’y en a pas. Mais c’est alors une autre sorte de métaphysique, une métaphysique renversée. Nier toute cause première, c’est encore un dogme, quoique négatif, et c’est ce que la philosophie de Comte et l’esprit primitif de son école ne voulaient pas admettre. Qu’arriva-t-il ? Dès la seconde génération de cette école, un grand nombre de positivistes ont pris le parti de sortir d’un état de suspension chimérique et impossible pour se ranger à la négation pure et simple, et pour échapper définitivement à tout soupçon et à tout péril d’idéalisme, ils se sont placés sous les lois plus claires de Büchner et de Moleschott. Il y a eu sur ce point-là une rencontre inévitable et une alliance entre le positivisme simplifié et le matérialisme scientifique ; cette alliance dure encore et même semble se consolider. Les raffinés du positivisme suspensif se font plus rares de jour en jour. — Et qu’on ne s’imagine pas que nous ayons voulu nous donner simplement le plaisir puéril de mettre une école puissante en contradiction avec elle-même en montrant cette double et contraire tendance à laquelle obéissent simultanément ses représentans principaux, les uns remontant par l’essor de la pensée transcendante