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se souciaient peu des tendances nationales, et ne prenaient même pas garde aux conditions physiques du sol sur lequel ils construisaient. Mafra, œuvre absolument gigantesque, eut une influence indiscutable sur l’architecture du temps ; il n’était plus question d’affirmer la nationalité, et si on considère que tous les ouvriers et artistes du Portugal vinrent se grouper autour de Mafra et, pendant treize années, suivirent la direction de deux étrangers qui les façonnaient à leur goût et tuaient en eux toute initiative nationale, on comprend que l’effort tenté sous dom Manoel n’était pas près de se renouveler.

D’ailleurs, comme l’Italie avait eu son heure d’expansion, la France, à son tour, avait la sienne. Les Bourbons occupaient le trône d’Espagne, le monde avait les yeux tournés vers Louis XIV, et les splendeurs de Versailles éblouissaient l’Europe ; à San Ildefonso on copiait Trianon ; à Aranjuez, on pensait à Mansart et à Le Nôtre ; nos artistes étaient en honneur partout et, sous Louis XV, la mode envahissait l’Europe entière. Le cachet national portugais se retrouvait encore dans les ouvrages spéciaux au pays, ces lourds carrosses sculptés comme des proues de galère, qu’on conserve dans les remises de Belem, les statuettes d’argile, maniérées déjà comme les figures de nos peintres galans, les lits d’apparat, toutes les œuvres dites de talha, sculptures en bois peintes et dorées, meubles galans dignes de rivaliser avec les nôtres, azujelos, cuirs gaufrés, ouvrages d’écaille, et autres menues industries d’art. En architecture, la maison portugaise populaire seule conserva son caractère comme aussi la villa.

Les Indes avaient à leur tour influencé la métropole en y important toute une industrie locale qui s’était inspirée des besoins et des aspirations des conquérans ; c’étaient des milliers d’objets d’ivoire et de bois précieux où la forme des symboles de l’Europe et les formules de notre ornementation étaient traduites par des ouvriers exotiques qui n’abdiquaient qu’à moitié leur personnalité. La religion tendre des catholiques empruntait à cet art violent quelque chose de sauvage dans son expression : en face de ces Vierges aux yeux incrustés d’ébène, de ces Christs livides dont les plaies sont simulées par des grenats éclatans, dont le corps est lacéré de rouges blessures, et dont le chef tatoué de larmes sanglantes se détache sur des lames d’argent découpées, on pense à la fois aux idoles indiennes et à l’inquisition de Goa.

Tout le XVIIIe siècle, en architecture, ne devait différer du nôtre et de celui de l’Italie que par un accent de terroir qui se retrouvait dans le détail. Le souvenir de Juvara, de Gabriel, et de Louis, se retrouvait dans les œuvres des derniers grands ingénieurs du siècle, les Santos de Carvalho ; mais il est certain que si on devait