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avait pas d’objection, mais l’empereur estima que la Prusse n’avait droit d’exiger qu’une suspension et nous reçûmes des mains d’un commissaire de police, orné de son écharpe, ordre de suspendre la publication pendant un mois. Je résolus de me reposer pendant les vacances forcées que nous accordaient les bonnes grâces réunies de la monarchie prussienne et de l’empire français. Le mois de février était beau et sec ; le vent d’est qui avait commencé avec la nouvelle lune semblait devoir se maintenir. Tout en fredonnant l’air des Patineurs dans le ballet du Prophète, je sautai en wagon et je m’en allai en Hollande. Mauvais moyen de se reposer, me dira-t-on, que de parcourir les musées, de naviguer en trekschuyte, de franchir le Zuyderzée à travers les glaces, d’être cahoté dans une mauvaise voiture au milieu des sables de la Frise et de l’Over-Yssel ; admirable moyen, au contraire, car je n’ai jamais su un mot de hollandais et l’on ne se repose, on n’est en paix que chez les peuples dont on ignore la langue ; je dirai plus, là seulement on est libre. Quand les paroles ne sont qu’un bruit sans signification, quand les gestes n’ont d’autre valeur que celle d’un, mouvement réflexe, on n’est jamais tiré de soi-même par l’audition d’un mot qui déroute la pensée ; on vit au milieu de la foule, comme si l’on était seul ; on porte sa solitude partout, dans les promenades, dans les galeries de tableaux, sur les bateaux à vapeur, dans les wagons, aux tables d’hôtes, et rien n’est plus doux. Quant aux impressions, elles sont d’autant plus fortes et tenaces qu’on ne les communique pas, et c’est pourquoi il est superflu de les communiquer.

Ce voyage en Hollande est resté bon dans mon souvenir ; le temps était magnifique, je n’ai pas aperçu un nuage pendant près d’un mois ; les gelées qui nacraient les prairies me semblaient charmantes, les musées me racontaient toute sorte d’histoires, les églises sonnaient leurs plus joyeux carillons, les lits n’étaient pas trop courts, la nourriture était suffisante ; tout le jour je regardais ; le soir, près du poêle, j’écrivais mes notes et j’abusais de ma surdité pour ne point répondre aux gens qui me parlaient français. J’allai voir cependant un compatriote pour lequel on m’avait chargé d’une commission verbale. C’était un chef de parti ou peu s’en faut ; il est inutile de prononcer son nom. Il avait quitté la France où, pour des causes politiques, il ne pouvait rentrer et habitait une des grandes villes de la Néerlande. Je l’abordai avec déférence, et nous causâmes. Je lui parlais de liberté, et il me répondait : « Oui, certainement, mais nous devons d’abord établir un gouvernement fort. Cavaignac a été un enfant de ne pas saisir la dictature que nous lui offrions après l’insurrection de juin 1848. » Je revenais à cette vieille marotte qui n’est point encore déménagée de ma cervelle, je répétais : « Et la liberté ? » Il reprenait : « La