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liberté, j’en veux comme vous ; mais elle n’est possible qu’à la condition d’avoir implanté d’abord de nouvelles institutions dans la nation. » Tout en bavardant, il me dit avec bonhomie : « Pour donner le sentiment de l’égalité aux Bonaparte, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides, et nous la jetterons à la fosse commune ; quant à Eugénie, on la livrera au peuple ! » Ces paroles, qui expliquent pourquoi je ne prononce pas le nom de mon interlocuteur, me sont bien souvent revenues à la mémoire pendant les journées de la commune, lorsque je lisais les journaux de Vermesch et de Félix Pyat. Le libéralisme dont j’entendais l’expression ne concordait pas suffisamment avec le mien ; j’abrégeai la visite. Il était dix heures du soir ; la nuit était splendide. Au lieu de rentrer à l’hôtel Bellevue, je me promenai, devant la prairie où est le pâtis des daims. Quelques-uns des animaux réveillés au bruit de mes pas se levaient, appuyaient leur tête sur la balustrade et bramaient en soufflant des buées argentées. Tout en cheminant, je me disais : « Quels sont les plus bêtes : ceux qui jettent devant les tribunaux correctionnels un homme comme Flaubert, ou ceux qui veulent donner des leçons d’égalité au cadavre de Napoléon Ier ? » La question était difficile à résoudre ; je ne l’ai pas résolue.

La vie passait occupée à la tâche quotidienne, sans peine, sans plaisir, neutre et un peu brumeuse. Nous étions tous au travail ; Flaubert préparait Salammbô, Bouilhet écrivait une nouvelle pièce en vers, l’Oncle Million, et Gautier s’était enfin décidé à commencer le Capitaine Fracasse, roman d’aventures qui a été tout autre que ce qu’il devait être. Dans le principe, ce ne fut qu’un titre donné par Gautier à un éditeur, — Renduel, je crois, — pour mettre en annonce sur la couverture d’un volume. L’idée première différait essentiellement de celle qui a été mise à exécution. Le Capitaine Fracasse était ce que l’on pourrait appeler un nom en dissonance ; la fable qu’avait imaginée Gautier et dont il m’a souvent parlé semblait empruntée à celle de l’Ane vêtu de la peau du lion. Le capitaine était une sorte de Miles gloriosus, Gascon, hâbleur, fanfaron, panache au vent, flamberge au clair, sacrant le diable, maugréant Dieu, au demeurant poltron, de cœur pâle et rengainant dès que l’on dégainait. Gautier rêvait quelque chose comme le Roman comique avec l’éblouissement de son style et la richesse de son ornementation. Ce fut un médiocre roman d’Eugène Sue, dont j’ai oublié le titré et dont le héros joue un rôle assez semblable à celui que Gautier réservait au Capitaine Fracasse, qui lui fit renverser la donnée qu’il s’était proposée. Il écrivit le premier chapitre sans trop se douter de ce qui devait suivre ; les feuillets s’accumulaient lentement, l’intrigue se nouait, un peu au hasard, mais avec cet imprévu et cette franche allure qui n’ont manqué à aucune de ses œuvres.