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il nous apportait son manuscrit au fur et à mesure, car son nouveau roman était réservé à la Revue de Paris, qui ne la publia jamais par la raison qu’elle fut supprimée avant que le Capitaine Fracasse eût terminé ses aventures. On n’avait pu faire mourir la Revue de Paris sans une accusation d’outrage aux bonnes mœurs, on allait l’exécuter comme complice d’assassinat, ou peu s’en faut : Ave, Cæsar !

Le jeudi 14 janvier 1858, l’Opéra donnait une représentation extraordinaire au profit d’une œuvre charitable ; le même jour, le Théâtre impérial, ancien Franconi, jouait pour la première fois une grande féerie intitulée Turlututu ; j’y étais, en compagnie de quelques personnes, dans une loge de première découverte. En face de moi, dans une loge fermée, le comte de Morny était assis, paraissant assez dolent et vêtu d’une pelisse en marte zibeline qui le garantissait du froid de la salle. La pièce suivait son cours au milieu des vieux calembours, des coq-à-l’âne, des couplets, des trucs et des changemens à vue lorsque, pendant le second acte, je vis un homme ouvrir précipitamment la loge du comte de Morny ; deux paroles à peine furent échangées. Morny se leva, jeta un regard circulaire sur la salle comme s’il cherchait quelqu’un et disparut. Pendant l’entracte, j’accostai Amédée Berger, qui, récemment, est mort président de chambre à la cour des comptes, et je lui dis : « Sais-tu pourquoi on est venu chercher Morny ? » Il me répondit : « On a tenté de tuer l’empereur à l’aide d’une machine infernale. » La nouvelle se répandit avec rapidité parmi les spectateurs ; des groupes se formèrent ; on était consterné et indigné. Peu à peu les détails arrivaient ; quels étaient les assassins ? Nul ne le savait ; on prononçait avec assurance des noms qu’il vaut mieux ne pas répéter et sur lesquels aucun soupçon n’aurait dû planer. Quelqu’un dit : « Que va faire le gouvernement ? » Je répondis : « Supprimer des journaux. » Personne ne releva ma réponse, mais Amédée Berger me regarda et fit un imperceptible mouvement des paupières qui signifiait : « Tu as raison. »

L’émotion de Paris fut très vive, on se le rappelle ; le crime lâche et diffus, mené par des gens qui sacrifiaient la vie des autres et voulaient sauver la leur, avait tué, frappé, blessé des passans et avait épargné l’empereur. Avec d’autres procédés, plus cruels et qui paraissaient plus sûrs, c’était une répétition de l’attentat de Fieschi. Les assassins étaient tous des Italiens, on le savait, et le Moniteur universel put s’écrier : « Aucune main française n’a trempé dans ce complot. » Si aucune main française n’est coupable, aucun journal français ne sera inquiété ; nous raisonnions ainsi et notre raisonnement était tellement logique qu’il en était absurde. Le mardi 19 janvier, j’avais passé une partie de la journée rue Chanoinesse à faire des