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penser à toi, mais ton souvenir m’obsède et me revient cent fois par heure. Je te vois dans des positions atroces ; j’ai l’imagination fertile en images, tu le sais ; je compose des tableaux qui ne sont pas gais et qui me serrent le cœur. Je ne te demande aucun détail, bien entendu ; je veux savoir seulement ce que tu deviens. Te souviens-tu de ce réfugié italien qui, à Jérusalem, t’appelait : « Mon colonel ? » C’était donc une prophétie ! Je rêve de toi, tu me fatigues et tu me possèdes : parfois tu galopes en riant, parfois tu es couché sur le dos, la poitrine ouverte, et tu m’appelles. Animal, tu ne te tiendras donc jamais tranquille ? Ici rien de neuf, calme plat. Quant à moi, je m’enfonce de plus en plus dans Carthage (Salammbô) ; je travaille vigoureusement, mais j’en ai pour une année encore. Les répétitions de la pièce de Bouilhet (l’Oncle Million) commenceront à l’automne : la première représentation aura lieu vers le milieu de novembre. Adieu, mon vieux compagnon ! je t’embrasse bien tendrement. Bonne chance, bonne santé, bonne humeur, et evviva la libertà ! » Un autre de mes amis, le seul survivant des groupes de notre jeunesse, le plus fidèle toujours et aujourd’hui le plus cher, Frédéric Fovard, m’écrivait : « A quoi penses-tu ? a-t-on jamais vu pareille sottise ? de quel droit vas-tu aider à une insurrection et à une spoliation ? est-ce que les affaires de ces marchands de marrons te regardent ? Tu es en belle compagnie, je t’engage à t’en vanter ! tu es comme Gil-Blas dans la bande du capitaine Orlando. Tu ferais bien de quitter ce mauvais monde et de nous revenir. Si tu as toujours le diable au corps, va-t’en sur l’Euphrate ou sur le Tigre ; ça vaudra mieux que de te mêler à une aventure que rien ne peut excuser. Ton oncle est furieux contre toi. » Dans l’expression de ces inquiétudes, dans ces reproches, dans cette colère, je ne voyais qu’une preuve d’affection dont j’étais ému. Lorsque Louis de Cormenin m’écrivait : « Mon amitié est comme une blessure qui s’ouvre et qui saigne dès que je te sens en péril, » j’étais prêt à tout abandonner et à courir vers ceux qui me rappelaient. Mais il était bien tard pour renoncer à une entreprise déjà commencée, et il était bien dur, bien humiliant de quitter la partie au moment même où elle menaçait de devenir périlleuse. Et puis, je l’avouerai, je ne trouvais pas, je n’ai jamais trouvé que cette expédition fût coupable ; il s’agissait d’indépendance et non point de révolution. J’étais d’accord avec la politique extérieure de mon pays ; je n’étais à la solde de personne, je ne servais aucun pouvoir ; j’étais un libre partisan, volontaire de ma fantaisie, amateur entraîné par ma curiosité et par ma sympathie pour un peuple dont j’avais apprécié les souffrances. Donc je n’étais pas convaincu que mon péché fût indigne de miséricorde, et puisque j’avais tant fait que de commencer la route, je la continuai.

Je ne l’ai point regretté, car j’ai assisté à l’un des spectacles les plus