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Quoi qu’il en soit, et pour finir, un trouble profond dans les consciences catholiques, un éloignement de plus en plus marqué de tous les esprits religieux pour les principes et le personnel républicains, une tension extrême des rapports de l’église et de l’état, tous les signes précurseurs d’une rupture inévitable, voilà jusqu’à présent le plus clair résultat de la prétendue politique concordataire du cabinet actuel. Et voyez la gravité de la situation : ce ne sont pas seulement les catholiques pratiquais qui s’éloignent et s’organisent en vue du combat pour leurs croyances, c’est l’élite intellectuelle et sociale du pays qui peu à peu se détache et va grossir le nombre des mécontens et des dégoûtés. Sans doute, il n’y a pas de ce chef un danger immédiat ni certain. D’abord, cette émigration à l’intérieur ne fait que commencer, et la république compte encore dans ses rangs beaucoup de personnalités qui ; tout en blâmant ses excès, hésitent, faute d’un refuge, à se séparer d’elle. Ensuite, dans un pays de suffrage universel, il est clair qu’un gouvernement sans préjugés peut se passer de l’élite et vivre très longtemps avec et par le nombre. Quand le ventre est satisfait, la tôle ne pèse guère, et présentement le ventre, je veux dire les intérêts matériels, et les bas instincts de la démocratie, n’ont pas à se plaindre. Le pain est bon marché, le travail est cher, le bâtiment va. Et cependant tout ne va pas ; il y a dans l’air une sorte de malaise et dans les esprits un défaut évident de sécurité. C’est qu’on peut aisément décréter la morale civique obligatoire : la confiance ne se commande pas. On l’a bien vu récemment à l’émotion causée par les révélations de M. le ministre des finances. Devant ce loyal aveu d’une dette flottante de 3 milliards, venant s’ajouter à un budget ordinaire de plus de trois milliards, une stupeur s’est emparée des plus indulgens. Combien faudrait-il de temps et de millions ajoutés à ces chiffres, déjà vertigineux, pour enlever à la république ses nouvelles couches elles-mêmes dont elle est si fière ? C’est ici le secret de l’avenir, et ce secret, on n’a pas la prétention de le deviner. Pourtant, sans faire de prédictions téméraires, par une simple induction historique, il est bien permis de prévoir le moment où, sous l’effort combiné de ces deux causes, la persécution religieuse et le gaspillage financier, la réaction aura dépassé les sphères inoffensives où jusqu’à présent elle s’est tenue, pour s’étendre à tout le corps social. Ce ne serait pas la première fois qu’un gouvernement qui dans le principe avait tout pour soi, l’élite et le nombre, les perdrait l’un après l’autre par sa faute.


ALBERT DURUY.