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approbations portent toujours en elles je ne sais quoi de factieux, et les chefs n’aiment guère à entendre saluer d’une façon si bruyante la décision qui leur a été imposée. Quand Cœnus, peu de jours après cette scène attendrie, fut enlevé à l’armée pan une maladie soudaine, le roi ne refusa pas sains doute des pleurs à sa cendre ; il ne put cependant se défendre d’observer que l’infortuné lieutenant avait élit, quelques jours auparavant, « une bien longue harangue. »

Alexandre néanmoins, une fois sa résolution prise, s’applique à ne laisser percer aucun regret. Les ordres sont donnés et l’armée n’a plus désormais qu’à s’occuper des préparatifs du départ ; seulement, avant de quitter les bords de l’Hyphase, elle y érigera douze autels de pierre, douze autels aussi élevés que les plus hautes tours. Ce sera le gage de sa reconnaissance envers les dieux qui l’ont protégée, le monument impérissable de ses victoires, illusion commune à plus d’un conquérant ! Les seuls monumens vraiment impérissables, ce sont ceux qui sont dressés aux héros par les poètes. Les champs de la Troade, quelques fouilles qu’on y ait pratiquées, ne nous ont pas rendu le tombeau d’Achille ; les Anglais ont renoncé à retrouver les douze autels d’Alexandre[1]. Homère et Quinte Curce qui fut un poète aussi, ont donc été un plus sûr asile que le granit et le bronze pour la mémoire de tant de hauts faits. Vous pouvez renverser de nouveau la grande colonne, raser l’Arc-de-Triomphe, jeter à terre le dôme des Invalides, vous n’empêcherez pas qu’on parle de Napoléon sous le chaume. Aux angles de cette gloire qui, pendant près d’un quart de siècle, a occupé la terre, vous trouverez quatre sentinelles heureusement immortelles : Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Victor Hugo.

Le travail est enfin achevé, le sol a bu le sang des sacrifices, les jeux gymniques et équestres ont été célébrés en l’honneur des dieux ; l’armée se met en marche pour retourner en arrière. De nouveau, elle traverse l’Hydraote, de nouveau elle franchit les flots débordés de l’Acésinès ; elle se retrouve enfin sur les bords de l’Hydaspe. Les remparts de Nicée et de Bucéphalie n’avaient pas eu le temps de sécher ; l’inondation, quand elle les atteignit, y pratiqua sans peine de larges brèches. Alexandre fait relever par ses soldats les ouvrages détruits et prend toutes les mesures qui pourront assurer la tranquillité de cette riche et fertile contrée. Son premier soin fut de réconcilier Taxile et Porus. Les états de ces deux princes se trouvaient séparés par l’Hydaspe, frontière naturelle que ni l’un ni

  1. Suivant le major-général Cunningham, il faudrait chercher l’emplacement de ces douze autels sur la ligne du cours actuel du Sutledje, à quelques kilomètres au-dessous d’Hariki-Patan, et non loin du champ de bataille bien connu de Sobraon, qui n’est qu’à 8 kilomètres du vieux lit du Suledje.