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œuvre d’art. L’artiste qui peut être si bien informé aujourd’hui doit-il vivre dans l’indifférence et se faire une habitude de l’erreur ? Que de ressources il s’interdit et que de raisons de durer il refuse à ses œuvres !

Voilà ce que l’on peut dire pour le passé. Sommes-nous plus heureux en ce qui nous concerne ? Nous le savons : c’est à son insu qu’on écrit l’histoire de son siècle. Mais nous voudrions que l’art nous aidât à laisser du moment présent une idée juste. À voir l’ordre dans lequel se meuvent nos inspirations et notre ironie vis-à-vis de tout savoir, à considérer le peu de fond de nos productions, il est à craindre que l’avenir nous méconnaisse. À cette heure, il y a de grands sentimens en jeu. Des questions d’une immense portée sont pendantes ou reçoivent des solutions. L’époque est grave. Nous ne demanderons jamais aux altistes de s’associer aux partis. Nous voudrions seulement qu’ils se montrassent plus recueillis en présence des signes du temps.

En nous livrant à ces critiques à propos du Salon, nous avons fait exception pour quelques œuvres remarquables. Mais cela ne suffit pas ; cela ne peut suffire à notre pays. En général, à quoi songeons-nous ? On ne saurait le dire. La pratique, nous l’avons reconnu en commençant, a réalisé quelques progrès. De ce côté, nous sommes rassurés. Mais, si nous négligeons la pensée et ce qui la nourrit, l’exécution elle-même risque de s’abaisser. On ne peut rendre les nuances les plus intimes d’une idée qu’à la condition d’être en possession d’une technique parfaite ; mais on n’arriverait pas à cette technique supérieure, si l’idée, dans le travail qu’elle soutient pour se satisfaire, ne sollicitait le ciseau à la suivre jusque dans les suprêmes délicatesses de son expression.

Si, comme on le dit, il existe dans nos écoles un mouvement d’opinion qui s’élève contre les enseignemens autres que ceux qui ont pour objet la pratique, nous n’avons pas à regretter d’avoir écrit ce qui précède. Nous avons signalé dans la manière de copier la nature une servilité qui, à cause de la vulgarité des modèles, s’oppose à ce que nos ouvrages éveillent, non pas l’idée d’un sujet élevé, mais seulement une sensation agréable. Craignons qu’en jetant de la défaveur sur les leçons qui peuvent, en instruisant l’artiste, compléter et armer son talent, craignons que, dans l’avenir, on ne reconnaisse nos œuvres à un défaut de savoir comme aussi peut-être à quelque manque de beauté.


EUGENE GUILLAUME.