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marqués de la marque du bon temps, auxquels notre admiration ne sera pas marchandée. Cependant ce drame est aujourd’hui le dernier de Victor Hugo, et peut-être il convient qu’il reste le dernier : on ne conçoit guère que la doctrine et l’imagination du poète puissent aller plus loin dans les voies où d’abord elles s’étaient engagées, ni que ces voies puissent encore s’écarter davantage ; et c’est pourquoi peut-être il était curieux de constater maintenant cet écart.

Du plus grand des romantiques que reste-t-il aujourd’hui, pour nous autres gens de théâtre ? Des œuvres belles encore et qui le seront toujours par leurs qualités épiques ou lyriques, mais dont l’essence dramatique, si tant est qu’elle ait existé ou paru exister, s’est évaporée déjà : le décor et le costume ne donnent plus le change à présent sur le peu de vérité historique et de vraisemblance humaine des personnages. Derrière ces œuvres il reste une doctrine, née du même génie par un heureux accident, et qui leur est contraire ; c’est, en effet, la doctrine propre du drame. D’autres l’ont adoptée, qui travaillent à l’illustrer par des ouvrages plus conformes à son esprit : je parle de tous ceux qui, de bonne foi, cherchent à restituer au théâtre ou, si l’on veut, à lui donner un caractère d’humanité. Ceux-là se remettent courageusement à l’étude du modèle, de ses traits particuliers comme de sa. structure générale, et de son costume aussi bien que de ses traits. Par-delà les fantaisies de l’imagination romantique, ils renouent la tradition de la psychologie classique et reviennent à la connaissance de l’homme, à laquelle ils prétendent ajouter, par l’aide des sciences naturelles, historiques et sociales, la connaissance des hommes. C’est à peu près ce qu’ordonnait la doctrine romantique ; mais qui donc aujourd’hui se souvient qu’elle l’ordonnait ? La contradiction des œuvres a étouffé la doctrine : aussi n’est-ce pas de Victor Hugo qu’on se réclame, mais de qui ? De Balzac : Balzac a illustré, au moins dans le roman, la doctrine exposée dans la préface de Cromwell.

La théorie romantique, on l’a trop méconnu, peut servir de légende à l’œuvre du plus grand des réalistes ; le plus grand des romantiques, par tous ses drames, depuis le premier jusqu’à ce dernier, Torquemada, témoigne d’une contradiction nécessaire entre son imagination et cette théorie, née pourtant comme ces drames de cette imagination même ; la théorie vit encore et les drames sont morts, — s’ils ont jamais vécu, — au moins en tant que drames : — et cependant les drames font oublier que la théorie appartient à leur auteur, si bien que ceux qui suivent aujourd’hui ses conseils blasphèment son nom pour la plupart et glorifient un rival ! .. Quelle puissance ironique règle donc les rapports de la doctrine et de l’œuvre et les destinées de l’une et de l’autre ?


Louis GANDERAX.