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de plusieurs grands diables nègres vêtus de chemises blanches. Enfin tout est placé, et nous suivons le patriarche dans la barquette qui va nous mener à terre. Notre homme, qui tient toujours la boîte à chapeau, nous raconte, tout en hélant les nombreuses barques qui nous croisent, qu’il est pur Arabe, que sa généalogie remonte à Moïse qui a traversé la Mer-Rouge, et puis aux Pharaons. Mais nous voici à la douane, où nous sommes presque mis en pièces par les employés, les porteurs, les douaniers, les mendians. On nous tire de droite, de gauche : le patriarche, qui devait tout aplanir de sa grande autorité, n’est bon à rien. Enfin on nous laisse passer. Nous montons en voiture : le patriarche grimpe péniblement à côté du cocher arabe, et par les étroites rues remplies des costumes les plus variés, les plus amusans, nous arrivons à l’hôtel Abbat. Quelle délicieuse cour inondée de soleil et ombragée de palmiers ! Je veux manger des dattes, et sortir, pas autre chose. Justement on en apporte de toutes fraîches, et c’est un régal des dieux, fin, sucré, délicat : on en pourrait manger toujours. Sur la place, devant l’hôtel, la féerie recommence. La ville n’a guère de caractère, mais tous ceux qui passent, que de couleurs ! quelles démarches ! c’est une ivresse pour les yeux que cette variété continuelle, — et puis les lignes surtout, les plis, l’étoffe douce et souple qui suit chaque mouvement, et ces caractères de visage si différens ! Rien de ce que l’on a lu, de ce que l’on vous a cent fois décrit, de ce que l’on s’imagine par conséquent connaître ne peut vous y préparer. C’est pour moi un tel rêve de nouveauté que j’ai littéralement peine à y croire, et le comble de cette jouissance est de penser que cela va durer, que j’en ai pour des semaines et des mois à poursuivre ces impressions, à m’imprégner de cette vie nouvelle.

Nous montons en voiture, refusant énergiquement les services du patriarche, qui ne voulait plus nous quitter, et je demande à visiter les vieux quartiers. Traversant la banale place des Consuls, nous entrons dans de petites ruelles remplies d’étalages de toutes sortes : c’est le marché aux viandes et aux fruits. Nous descendons de voiture, et, aussitôt, comme le porteur de Zobéide dans les Mille et une Nuits, un garçon en turban, en chemise et les jambes nues, s’attache à nous, portant un panier pour y mettre nos emplettes : comme on nous offre des côtelettes, des grives, des gâteaux, puis encore de la viande, du pain, des choux, il nous serait indispensable, si, hélas ! nous n’étions des « étrangers. » Mais il sert à éloigner de nous les gamins et les curieux quand la foule nous presse. Après cette rue, d’autres plus ou moins semblables. L’animation est très grande : partout ce sont des comestibles que l’on vend, puis du tabac et de vilaines étoffes d’Europe. Ce qui me frappe