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pour consulter de plus experts que moi et de plus sincères que lui. Mais en voici assez pour aujourd’hui : l’heure avance, les gros marchands s’en vont sur leurs ânes richement sellés, emportant leur caisse devant eux ; une simple clôture de planches, et la boutique est close, la ruelle vide, et les chiens ont le champ libre pour nettoyer le bazar jusqu’au lendemain. Nous rentrons par le nouveau quartier de l’Abassieh, où les riches négocians juifs se font construire des villas au goût italien. Impossible de se croire en hiver sous ces allées d’acacias et de sycomores tout en feuilles.


5 décembre.

L’excellent A… -bey vient nous prendre pour retourner au bazar, cette fois dans tout l’éclat de l’animation du matin. Nous allons d’abord au khan Kalil, dans un recoin peu écarté, chez un marchand d’étoffes. Je voudrais acheter quelques-uns de ces jolis fichus de tête en mousseline peinte, et l’on me présente à deux effendis associés, gros négocians, quoique installés dans une infiniment petite boutique. Ils nous reçoivent avec cette politesse exquise, ces grandes manières propres aux Orientaux ; saluts, poignées de main, saluts encore : puis ils nous font asseoir sur le bord de la mastaba ou comptoir, où eux-mêmes se tiennent tout le jour accroupis sur leurs talons. Ils envoient chercher les narghilehs et le café. Pendant que ces messieurs fument et que je savoure ma tasse parfumée, je m’imprègne de ce petit coin délicieusement pittoresque. Au fond d’un jardinet, en face de moi, un khan où deux nègres et un Arabe en turban jaune déballent des marchandises bariolées ; un singe court sur le toit : des éperviers se battant s’élèvent à des hauteurs extraordinaires dans ce carré de ciel gros bleu que découpe net et pur la ligne des maisons environnantes. Deux enfans parfaitement noirs, aux dents d’ivoire, sont en muette contemplation devant nous. Le bruit lointain du bazar ne nous arrive que par intervalles. Là-bas, à gauche, une voûte basse remplie d’ustensiles, d’aiguières, de pots ventrus, accroche un seul rayon de soleil. La jouissance de ce moment de calme est infinie. Puis, remerciant, saluant, mais restant bien loin de l’extrême courtoisie, de la grâce de nos hôtes, nous rentrons dans la foule et le bruit. La rue est bondée de monde ; c’est le jour du marché à l’encan, et la foule, comme une marée montante, surgit de tous côtés, à pied, à âne, en voiture, à chameau. Il y en a de toutes couleurs, de toutes provenances, les fellahs en chemise bleue, aux jambes nues, le turban de coton enroulé autour du petit serre-tête qui couvre leur crâne rasé ; les Persans plus élégans, aux robes flottantes, le bonnet haut et étroit, les traits fins, allongés, les yeux peints, la barbe teinte ; les Bédouins en amples vêtemens de poil