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distribuer et colporter les feuilles de ses alliés, et cette heureuse diversion, venant s’ajouter aux actes les plus violens de pression administrative, donna la victoire au candidat officiel. Singulière campagne, bien faite pour jeter la lumière sur des procédés de gouvernement qui favorisaient l’aveuglement et devaient aboutir à la ruine !

Lors des élections générales de 1869, M. Dufaure refusa de se laisser porter, mais il s’occupa activement, à Paris, de l’élection de M. Thiers, que le gouvernement, à l’imitation de ce qui lui avait réussi à Toulon, cherchait à étouffer entre un candidat bonapartiste et un candidat radical.

Le jour où fut connu le résultat de la lutte d’où M. Thiers sortait triomphant, M. Dufaure prit la parole dans la salle même du comité où se pressaient les principaux électeurs. Il est rare qu’en si peu de mots un orateur ait produit une si profonde émotion. Saluant le nouvel élu, il rappela ses récens combats, lui promit non des triomphes, mais des luttes dignes de lui et lui montra la fidélité des électeurs prêts à le soutenir jusqu’au bout pour la revendication des libertés nécessaires.

La constitution de 1852 s’écroulait de toutes parts. Ses auteurs, qui ne l’avaient fait vivre que de silence et de compression, renonçaient à la défendre. Le seul problème était de savoir s’ils pourraient la rajeunir et lui donner à temps une force nouvelle. Il vint un jour où, acculés et sentant le sol trembler sous leurs pieds, ils recoururent à ce remède héroïque. Étaient-ils de bonne foi ? Cherchaient-ils sincèrement à effacer de nos lois les maximes qui avaient suivi le coup d’état ? Ce n’est pas le lieu de sonder ici les cœurs, ni de juger les intentions. Il nous suffit de dire que M. Dufaure ne crut pas à leur sincérité. Il était persuadé que l’empire était incapable de se transformer, que si, « par malheur, la France se laissait prendre aux séductions qui lui étaient offertes, elle aurait prochainement à déplorer sa faiblesse et que, le jour des remords, elle verserait des larmes de sang, il était de cette génération qui, éclairée et obsédée à la fois par les malheurs de 1814 et de 1815, prédisait une troisième invasion comme terme et châtiment de nos fautes diplomatiques. À ses yeux, la constitution révisée de 1870 était impuissante à mettre obstacle à « ces coups de volonté absolue qui pouvaient jeter du jour au lendemain la France dans les plus graves embarras et, suivant son expression elle-même, compromettre irréparablement son avenir. »

L’heure approchait en effet de l’un de ces coups de volonté absolue que pressentait trop bien sa vieille expérience. Dieu seul peut savoir si M. Dufaure, dans ses jours de plus sombre pessimisme, avait jamais prévu dans quel abîme de maux nous jetteraient l’empire et ses suprêmes folies !


GEORGES PICOT.