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désirer : désirer, c’est aimer ; aimer, c’est sentir en soi un bien ; sentir un bien particulier, c’est sentir quelque chose du bien absolu et avoir conscience de sa présence intime. La finalité ne se comprend donc pas sans le bien absolu ; le vrai nom de la finalité est amour ; l’esthétique et la morale, qui fournissent des lois à l’homme et contiennent la dernière explication des lois mêmes de la nature, sont deux aspects de cette science suprême des fins que Socrate appelait science de l’amour. Tels sont, si on les ramène à un ordre systématique, les degrés de cette analyse toute platonicienne et péripatéticienne, par laquelle M. Ravaisson essaie de montrer successivement sous la volonté le désir, sous le désir l’amour, sous l’amour humain l’action de l’amour divin. Il importe de suivre et d’apprécier ces divers degrés de l’échelle dialectique, afin de voir si, après avoir pris sur terre un solide appui, elle ne se brise pas tout à coup et ne nous laisse pas dans le vide au moment où elle semblait atteindre le ciel intelligible.

D’abord, quelle est la nature de la volonté, qui, pour le psychologue et le moraliste, est le point de départ nécessaire ? M. Ravaisson montre excellemment que la volonté a pour fond le désir, dont elle est en quelque sorte la forme intellectuelle. Pour vouloir, dit M. Ravaisson, il faut concevoir comme possible un certain objet qui est une fin à atteindre, un bien à réaliser ; or nous ne concevrions pas un objet comme un bien si nous n’avions pas « le sentiment qu’il est désirable. » Pour que la volonté réfléchie « se détermine par l’idée abstraite de son objet, il faut donc, ajoute M. Ravaisson, que la présence réelle nous en ébranle déjà secrètement. Avant que le bien soit un motif, il est déjà dans l’âme, comme par une grâce prévenante, un mobile, mais un mobile qui ne diffère point de l’âme même. Avant d’agir par la pensée, il agit par l’être et dans l’être, et c’est là jusqu’au bout ce qu’il y a de réel dans la volonté… La volonté a sa source et sa substance dans le désir, et c’est le désir qui fait le réel de l’expérience même de la volonté[1]. » M. Ravaisson exprime ici un simple fait d’observation intérieure, à savoir qu’une idée abstraite, non accompagnée de sentiment et de désir, ne saurait nous mouvoir. Mais c’est là, au fond, le principe même du déterminisme et, en général, de tout système qui nie le libre arbitre : c’est la traduction psychologique du mécanisme physiologique selon lequel la réaction du dedans au dehors, ou volonté, suppose une excitation du dehors au dedans, ou un sentiment agréable. La volonté, au point de vue physiologique, se ramène ainsi à une action réflexe d’ordre supérieur accompagnée de conscience.

  1. Voyez la profonde Étude sur la philosophie d’Hamilton, publiée jadis ici même par M. Ravaisson (année 1840).