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que la nature soit mue dès l’origine par un idéal qui n’arriverait cependant à l’existence que dans la pensée humaine : ils admettent comme ressort primitif le plaisir intérieur directement attaché à l’être, comme second ressort la peine dérivée des obstacles extérieurs, d’où résulte la réaction appelée désir, et enfin, comme dernier ressort, comme moteur de la volonté réfléchie, l’idéal d’amour conçu par l’intelligence, lequel n’est lui-même que la conception d’une félicité suprême et universelle. En revanche, le spiritualisme s’enferme dans un cercle vicieux au moment où il voudrait y enfermer ses adversaires, car il admet que la fin idéale est déjà entièrement réelle. Or, si le bien total et idéal était réel dès le principe, si le terme et le but du désir existaient dès l’origine, le désir n’aurait plus de raison d’être.

Admettons cependant que ce but existe, que le bien parfait, objet de l’esthétique et la morale, soit déjà réel en soi ; au moins n’existe-t-il pas en nous-mêmes, pour notre expérience et dans notre conscience[1]. D’abord, si nous avions la conscience du bien parfait

  1. Cette conscience, dont M. Ravaisson fait la condition même de la moralité, ne peut être que l’une de ces trois choses : ou l’intuition d’un objet, ou la réflexion du sujet sur lui-même, ou la conscience d’une absolue identité entre le sujet et l’objet. Ces trois conceptions se rencontrent chez M. Ravaisson. Or aucune ne satisfait l’esprit. D’abord, l’intuition ou le sentiment du bien parfait et absolu, comme d’un objet différent de nous, supposerait une action extérieure de cet objet sur nous, conséquemment un état passif de nous-mêmes par rapport à lui, une modification subie, un phénomène interne correspondant à la cause externe, ce qui changerait le « sentiment du divin » en une sensation du divin. L’être parfait et absolu ne serait plus alors, dans notre conscience, que a le phénomène de lui-même, » selon l’expression de Kant, c’est-à-dire une apparition, une apparence ; cette apparence serait toujours elle-même imparfaite, inadéquate à son objet et, finalement, incertaine : car nous pourrions toujours nous demander s’il y a hors de nous un objet conforme à notre modification intérieure. Le bien absolu et parfait peut se définir « celui qui est, » soit ; mais non celui qui apparaît ; il ne peut être en aucune manière, malgré la parole de Thomassin et du père Gratry que M. Ravaisson approuve, « un objet de sens. » Passons donc à la seconde hypothèse, celle de la réflexion atteignant l’être absolu. De deux choses l’une : ou le sujet moi et l’objet Dieu sont différens, ou ils sont identiques. Dans le premier cas, la réflexion du sujet pensant sur lui-même n’atteindra que le subjectif, n’atteindra que ma pensée, ses conditions d’exercice, ses formes nécessaires, les lois que lui imposent sa nature propre et la nature du cerveau. Qu’en pourrai-je conclure, et conclure a priori ? Que tout objet doit se soumettre à ces conditions de ma pensée pour pouvoir être pensé, de même que je puis dire : — La condition de la vision étant l’entrée des rayons lumineux dans le globe de mon œil, tout ce qui ne pourra pas y pénétrer sous la forme de rayons lumineux sera pour moi invisible. — Mais de cela même il résulte que l’idée d’un objet absolument parfait demeurera une simple forme de ma pensée, comme l’a montré Kant ; le sujet ne pourra, par la réflexion sur soi, que se saisir lui-même, non saisir un objet différent. Prétendre atteindre par la conscience un être hors de sa conscience, c’est ressembler à quelqu’un qui, du rivage où il a un point d’appui, voudrait jeter un pont mobile sur une mer dont l’autre rive est à l’infini. Il faut donc que les deux rives et la mer même soient dans la conscience. Nous sommes ainsi amenés à la troisième et dernière hypothèse, celle d’une conscience où le sujet et l’objet coïncident, où l’absolu est à la fois pensant et pensé : c’est la pensée de la pensée admise par Aristote, c’est la conscience absolue admise par les Allemands. Et telle est, semble-t-il, la vraie doctrine de M. Ravaisson. Selon lui, la pensée saisit en soi l’absolu de son existence et, en même temps, de toute existence, c’est-à-dire sa substance. On n’a pas besoin de chercher au-delà ni au-dessous de la pensée quelque autre substance qui la soutiendrait : elle se soutient seule. Ainsi, pourrait-on dire pour rendre l’idée de M. Ravaisson plus sensible, le monde se soutient dans l’espace sans avoir besoin pour support ni de la tortue ni de l’éléphant imaginés par certains Hindous. — Mais, si l’éminent métaphysicien est autorisé à rejeter l’idée d’un support « inerte et stupide » pour la pensée, support qui serait « comme une pierre pensante, » a-t-il démontré pour cela que la pensée se suffit à elle-même, sans le cerveau et sans le monde extérieur ? Quand on se demande si nous avons bien conscience de notre substance et de notre existence absolue, il ne s’agit pas, comme semble le croire M. Ravaisson, de savoir si notre pensée est liée à une sorte de matière nue dont elle serait la forme superficielle ; il s’agit de savoir si elle est liée ou non à toutes les autres choses dont se compose le monde, sous la loi de l’universelle solidarité ou de l’universel déterminisme. Or, quoi de plus contesté et de plus contestable que la conscience d’une pareille indépendance, c’est-à-dire d’une existence isolée et se suffisant à elle-même ? En nous l’attribuant, M. Ravaisson nous enlève non pas seulement l’inutile support d’une substance abstraite, mais le plus réel et le plus incontestable des supports, à savoir cet univers, où nous sommes une simple partie impuissante à se suffire sans le tout. Admettons cependant cette conscience d’une indépendance absolue, cette conscience de l’absolu que M. Ravaisson nous prête sans preuves. S’il est encore plausible de nous attribuer cette conscience tant qu’il s’agit simplement de l’absolu métaphysique, — c’est-à-dire de je ne sais quelle activité primitive et obscure, de je ne sais quelle existence première et immédiate qui est peut-être la plus indéterminée et la plus pauvre des existences, de je ne sais quelle unité primitive des contraires où le bien et le mal semblent encore à l’état d’équilibre et de neutralité, — pourra-t-on vraisemblablement nous attribuer cette conscience quand il s’agit, comme l’entend M. Ravaisson, d’un absolu de perfection, de beauté, de bonté, de moralité ?