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Nous ne commettrons pas l’impertinence de parler de ces six volumes d’Essais comme s’ils étaient tout à fait inconnus du public français. Rien cependant ne serait plus facile que de montrer que, pour connus qu’ils soient, ils ne le sont pas encore assez. Je vois que les cinq premiers ont atteint et deux ou trois dépassé la seconde édition : je les voudrais plus répandus encore, et dans leur pays d’adoption aussi populaires que dans leur patrie d’origine. Si l’on y retrouve, en effet, toutes les qualités que je signalais tout à l’heure, et on les y retrouve, et bien d’autres encore, ils mériteraient d’être, au sens entier du mot, ce qu’on appelle un livre classique. J’entends par là qu’ils ne contiennent pas seulement de quoi distraire l’imagination ou même occuper fortement l’esprit, mais encore de quoi former l’écrivain, et l’instruire d’exemple. Je ne sache pas au moins de leçon sur l’art de concevoir et d’ordonner un sujet qui vaille la lecture attentive de l’Essai sur François Bacon ou de l’Essai sur Warren Hastings. Et encore n’est-il question pour le présent ni de l’habileté dialectique dont le premier de ces deux Essais porte l’éloquent témoignage, ni de la magnificence oratoire, véritablement asiatique, — c’est le cas ou jamais de le dire, — qui place le second parmi les chefs-d’œuvre de Macaulay. Mais je parle de cet art de tisser ensemble, dans la continuité d’un même ample et facile récit qui se déroule majestueusement, — biographie littéraire ou biographie politique, — les événement de la vie d’un homme, l’histoire générale de son temps, l’analyse de ses œuvres, l’examen de ses actes et, enfin, ce que Macaulay n’a garde d’oublier, la discussion des principes que soulèvent naturellement, et comme sur son chemin, cet examen des actes et cette analyse des œuvres.

Il n’y a pas dans le talent de Macaulay beaucoup de parties qui soient plus admirables que cette singulière aisance avec laquelle il parcourt, sans précipitation ni lenteur et comme d’un mouvement toujours égal, toute l’étendue d’un grand sujet. Vous n’apercevez dans la trame de ses récits ni solution de continuité ni suture ? il est maître passé dans l’art des transitions, cet art dont les habiles d’aujourd’hui se moquent, faute peut-être de le posséder, mais qui pourrait bien être, en dépit d’eux, le fondement même de l’art d’écrire. Si toutes nos idées, en effet, sont comme qui dirait voisines les unes des autres, et que chacune d’elles touche à toutes les autres en une inanité de points, qu’y a-t-il de plus nécessaire, pour une bonne position des questions, que de trouver entre deux idées le vrai point de contact, le seul qui convienne à la circonstance, et qu’y a-t-il de plus délicat ? Car il n’y a de composition et je dirai même qu’il n’y a de style qu’à la condition de trouver ce point de contact, la confiance, la sécurité qu’inspire un écrivain, cette sécurité qui le dispense, en histoire comme en critique, de charger ses pages d’autant de notes qu’il écrit