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Le premier consul lui avait reproché souvent de ne pas être un mélodiste à la manière des Italiens : « Trop de science, disait-il, vous autres Français. — Qu’était-il donc, lui ? — Vous autres Français, le chant et la gaîté vous manquent comme aux Allemands. » Méhul, ennuyé de la mercuriale, pria son ami Marsollier de lui faire un acte bien burlesque et pouvant, par l’extravagance du sujet, passer pour l’invention d’un librettiste italien. On convint en outre de ne rien ébruiter. La besogne terminée, on la présente au comité de l’Opéra-Comique qui la reçoit, pièce et musique, comme une traduction. Les sociétaires s’arrachent les rôles, Martin chante Scapin, Philis, Isabelle, et les journaux promettent au public parisien toute une révélation, si bien que le premier consul veut être de la fête et qu’il invite Méhul à venir y assister dans sa loge : « J’en suis fâché pour vous, mon cher Méhul, mais il paraît que nous allons entendre des choses qui ne ressemblent point à votre moderne école, laquelle décidément s’entête à ne nous donner que du baroque. » Bonaparte se montre enchanté dès l’ouverture ; quel entrain ! quel esprit ! que tout cela est aimable, frais et naturel ! vive la musique italienne ! il n’y a rien au-dessus ! Il applaudit chaque morceau ; le public, de son côté, crie au miracle, pendant tout le cours de la représentation, et, le rideau tombé, réclame le nom des auteurs ; c’est alors que Martin s’approche de Marsollier, très entouré sur le théâtre, et lui demande s’il veut être nommé comme traducteur. « Non pas, diantre ! répond celui-ci, dites auteur, et profitez, de cette occasion pour leur annoncer que la musique est de Méhul. » On devine l’étonnement et les acclamations, car, je le répète, personne, — ni la cour, ni la ville, ni les coulisses, — n’était cette fois dans le secret de la comédie. Est-il nécessaire de remarquer qu’un pareil phénomène serait impossible aujourd’hui, avec la fièvre de publicité qui nous galope et qui nous a valu cet affreux mot « de reportage ? Quoi qu’il en soit, le premier consul prit la chose en homme de goût, et lui frappant sur l’épaule : « Bravo, dit-il, mon cher Méhul, moquez-vous toujours ainsi de moi ; je le souhaite pour votre gloire et pour mes plaisirs. »

De cette histoire plusieurs fois racontée avec toute sorte de variantes, mais que nous transcrivons ici d’après le témoignage même de Méhul et ses propres paroles, de cette histoire, deux leçons se peuvent tirer : l’une nous montre quelle est en musique la force du préjugé. Ce qui se voit journellement à ce propos est de telle nature que nous ne répondrions pas de l’accueil que les amateurs du Conservatoire feraient à l’un des derniers quatuors de Beethoven s’il pouvait leur être offert comme l’œuvre première d’usa débutant. L’autre considération a phis d’importance ; jamais, quoi que la légende en dise ou puisse dire, la musique de l’Irato ne fut de la musique italienne, et, sur ce point, un connaisseur ne saurait se méprendre. Affirmons cependant que Méhul s’était amendé pour l’écrire, dégageant son style de