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de ce mysticisme du progrès infaillible, revêtu d’une sorte de caractère sacré, tel que l’a conçu ou rêvé M. Littré.

Cette religion du progrès existe sans doute dans quelques âmes. La question est de savoir si l’on peut en faire une religion ! efficace et, universelle. Espère-t-on en faire le stimulus de l’activité chez tous les hommes ? Le sentiment qu’on peut contribuer soi-même au progrès du monde ne produira chez la plupart qu’un très médiocre effet. Parfois il donnera plus d’ardeurs nos inclinations, il servira rarement à les réprimer. Dans la plupart des cas, il obtiendra un acquiescement passif, rarement de grands efforts. Notre auteur anglais fait très justement remarquer que, pour que le positivisme pût faire une œuvre pratique avec cette foi au progrès, il faudrait que la nature humaine subît une complète métamorphose, et il n’y a aucunement lieu de l’attendre. Il faudrait que deux qualités fussent portées en nous à un degré très haut : l’imagination et le désintéressement.

L’imagination d’abord ; on l’exciterait au point de nous présenter avec une vivacité extraordinaire les fins éloignées auxquelles doit tendre le progrès, elle s’emparerait alors de toutes nos aspirations personnelles pour les diriger vers ce but unique. Mais comme cela est difficile et peu probable ! La religion a proposé aux hommes une fin à laquelle ils étaient directement intéressés, la vie future, les joies du ciel, et l’imagination se trouve bien souvent impuissante à la maintenir devant nos yeux et à contre-balancer les plaisirs actuels. Comment donc les positivistes espèrent-ils que leur pâle et lointain idéal produira sur le monde un effet plus vif que celui qu’ils veulent remplacer et qu’on voyait briller plus près de nous, au terme de notre vie et comme à la portée de notre main ? — Le désintéressement, combien n’en faudra-t-il pas pour accepter ce but pratique ! Pour réserver à d’autres ce bonheur dont on nous parle, nous aurons en grande partie à sacrifier le nôtre. Peut-on compter que l’on modifiera la nature humaine au point de lui imposer sans résistance un pareil sacrifice ? Vous nous parlez du bonheur assuré à l’homme de l’avenir et vous imaginez toujours, comme si c’était la chose la plus naturelle, que l’homme du présent jouira par procuration autant que s’il s’agissait de lui-même. Encore faudrait-il lui persuader pour cela qu’il s’agira d’une félicité considérable ; car le bonheur par procuration n’est possible que si l’objet gagné par un autre est immensément plus grand que celui qu’on perd soi-même ; et même il n’est pas toujours possible dans ces conditions. — Dans le fait, ne savons-nous pas que l’avenir auquel vous voulez que l’homme s’immole n’aura sur le présent d’autre avantage que de compter un peu moins de misères ? Vous le