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trouverez probablement que bien peu de volontaires qui consentent à « combattre, gémir, agoniser, » pour hâter la réalisation d’une si médiocre félicité. « Rien de plus vain que de spéculer sur des contingens impossibles. Les positivistes pourraient parler absolument comme ils le font, s’ils avaient à nous dire avec quelle rapidité on voyagerait si l’on avait des ailes ; dans quelles eaux profondes on pourrait s’engager si l’on avait vingt-quatre pieds de haut. Toutes leurs suppositions équivalent à celles-là. Entre la nature humaine que nous avons et celle qu’ils ambitionnent pour nous, se creuse une rivière profonde et sans gué ; ils ne peuvent y jeter un pont, et, dans tous leurs raisonnemens, ils supposent que nous volerons par-dessus, à moins qu’elle ne vienne à se tarir d’elle-même, mais


: Rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille
: Labitur et labetur in omne volubilis ævum[1]. »


Une dernière considération est de nature à flétrir ou à décolorer la religion du progrès dans l’esprit de l’humanité, si elle devenait positiviste. C’est celle que nous avons déjà indiquée à propos de la science, et qui naît tout naturellement des données mêmes du savoir positif et de ses prévisions sur la fragilité de cette combinaison purement mécanique qui a formé l’univers. On nous parle de la civilisation comme d’une œuvre admirable, toujours croissante, et qui mérite que chacun y collabore dans la mesure de ses forces. Si elle doit produire plus de justice et de lumière et que ce surplus de justice et de lumière se répartisse entre des âmes qui ne doivent pas périr, si c’est vraiment à une œuvre éternelle que nous travaillons, au progrès de la conscience universelle, à la réalisation de plus en plus étendue et profonde du monde moral sur la terre, comme inauguration et commencement du règne de Dieu, certes il n’est pas de but plus élevé, plus digne de nos efforts. Mais ici que devient l’œuvre à laquelle on convie tous les hommes d’apporter leur bonne volonté et de se sacrifier même au besoin, s’il le faut ? A quel avenir est-elle réservée ? A quoi bon nous dévouer ainsi ? A quoi bon devenir les ouvriers d’une tâche qui cessera brusquement un jour et dont les résultats, chers et sacrés, seront brutalement détruits ? A quoi bon ? C’est le cri lamentable des générations qui savent d’avance qu’elles seront trompées dans leur lointain espoir et qui, à quelques siècles près, calculent que le trésor de leurs sacrifices périra sans remède. De tous les côtés, il nous arrive des prophéties sinistres. En voici une bien faite assurément pour

  1. W. Mallock, pages 174-180.