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certain, que si la logique avait été la loi du monde, les hommes auraient dû étudier la physiologie avant de créer la médecine. Mais ce n’est pas la logique, c’est la nécessité qui fait la loi. La souffrance était là, pressante, acharnée, et il fallait, comme dit le vieil Homère, « composer les doux médicamens qui apaisent les noires douleurs. » Ce sont les cris de l’organisme malade et non l’attrait de la vérité abstraite qui ont fait naître la médecine. Et nos premiers maîtres ont été forcés de commencer l’étude des êtres vivans par le cas le plus difficile, puisque la maladie est plus compliquée que l’état déjà si complexe qui constitue la santé. Aussi est-ce avec une grande indulgence que nous devons juger ces médecins anciens qui, à travers les plus grandes difficultés, s’efforcèrent d’observer les phénomènes, de penser sur ce qu’ils avaient observé, de créer des théories encore bien précaires, d’instituer enfin l’esprit scientifique. Pour les apprécier, il ne faut pas les séparer du milieu dans lequel ils vivent et de la somme des connaissances alors en circulation[1].

C’est avec ce sentiment d’indulgence qu’il faut observer avec M. Littré cet admirable mouvement intellectuel qui poussa après Hippocrate le génie grec dans le chemin des découvertes anatomiques. Aristote établit les premiers rudimens de l’anatomie comparée en rapprochant les parties analogues des différens animaux et en les comparant ensemble. Théophraste, son élève, étudie la vie des plantes, Erasistrate, Hérophile, Galien, démontrent que le cerveau n’est pas une glande et que les nerfs ne doivent pas être confondus avec les tendons. Mais ces découvertes restèrent infécondes ; car, ne s’appuyant sur aucune autre science, elles étaient semées dans un sol frappé de stérilité. Il n’est pas permis à des génies vigoureux d’intervertir l’ordre des temps, et l’on ne peut accuser leurs contemporains d’avoir manqué de clairvoyance en ne mettant pas à profit des vérités si palpables. C’est là qu’éclate dans tout son jour, dans toute sa force, le principe de la connexion historique qui fait tout marcher pas à pas, ne permettant pas que même les vues avancées des génies sagaces aient aucun effet prématuré. Ainsi l’histoire nous démontre que l’anatomie isolée n’a jamais fait progresser la médecine. Un habile anatomiste moderne se comparait avec raison au portefaix qui connaît très bien les rues d’une ville, y circule sans s’égarer, mais ne pénètre pas dans l’intérieur des maisons et ignore ce qui s’y passe. Le scalpel chemine, en effet, avec une grande sûreté dans les rues du corps humain, il en sait les replis et les

  1. Voyez Littré, Journal des savans, article sur Oribase, 1855 ; Journal des Débats, 16 janvier 1858.