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idéal, plus ils sont imparfaits ; plus ils s’en rapprochent, plus leurs qualités augmentent. Ainsi cette histoire de la médecine nous enseigne que les progrès de notre art dépendent des progrès de la physiologie, qui est elle-même sous la dépendance de la physique et de la chimie, que les nouons scientifiques doivent suivre une gradation nécessaire, et que nous devons regarder comme nulles et non avenues ces médecines qui croissent sur le fond malsain du mysticisme et de la superstition. La science n’est jamais née tout à coup d’un cerveau ; elle est le fruit d’une élaboration bien des fois séculaire. Ainsi que l’a dit Montaigne en son naïf langage : « Les sciences ne se jettent pas au moule, on les forme peu à peu eu les maniant et polissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir. » Nous n’avons pas le droit de dire comme Euthydème : « Athéniens, je n’ai jamais rien appris de personne : j’ai toujours évité avec le plus grand soin non-seulement de recevoir des leçons, mais même de paraître en avoir reçu. »

M. Littré n’a pas seulement introduit dans l’histoire de la médecine ce principe fécond de la connexion des sciences, mais il a aussi accueilli avec empressement celui de la connexion des temps et de l’évolution successive de la médecine sans aucune interruption. On a cru pendant bien longtemps que le moyen âge avait été une époque de barbarie complète, où les sciences, les lettres et les arts étaient complètement inconnus ou délaissés : la renaissance était regardée comme une ère nouvelle née de toutes pièces. Cette renaissance avait jeté un voile épais sur le moyen âge. C’est notre siècle qui a été obligé de le reconstituer. Au moment où M. Littré se livrait avec ardeur à ses études historiques, on avait déjà démontré que cette époque, réputée ténébreuse, parce que nous ne connaissions pas la lumière capable de l’éclairer, avait été la gardienne de la tradition, et que même elle avait évolué au-delà de l’époque gréco-romaine. On avait prouvé qu’au moyen âge, le droit romain, la dialectique d’Aristote, la musique, l’architecture, l’enluminure, empruntés aux anciens avaient été en grand honneur. M. Littré pressentait qu’il en avait été de même pour la médecine, qu’il n’y avait pas eu de solution de continuité dans l’enchaînement des choses ; car, disait-il, on n’aurait pas pu expliquer comment la science arabe, qui envahit l’Occident au XIIe siècle, aurait si facilement prospéré au milieu d’un foyer éteint. Le premier, il fit voir que pendant cette époque on traduisit les médecins grecs en latin, puisqu’il découvrit dans notre Bibliothèque nationale une traduction latine des livres des Semaines d’Hippocrate. En 1847, il montra que de nombreux médecins du xme siècle, tels que Richard, Gilbert l’Anglais, Géraud du Berri, Gautier, Jean de Saint-Paul, Aubrand de Florence, cultivaient moins la science arabe que celle