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les plantes, sont tout aussi malades que les hommes. Il la recevait comme un fait naturel, il ne lançait pas l’anathème contre elle et répétait le mot du médecin de Louis XIV, Fagon : « Je suis trop bon physicien pour m’irriter contre la nature[1]. » Et il nous raconte comment il a lutté par le travail contre le mal redoutable qui l’a torturé pendant dix ans ; on trouvera ces belles et tristes lignes dans la préface qu’il a placée en 1879 en tête de la réimpression de son livre : Conservation, Révélation, Positivisme, publié en 1852 : « En relisant sur l’épreuve les dernières de ces pages, je me plais à me représenter combien d’heures elles m’ont rendu plus rapides et plus légères au milieu des souffrances permanentes qui assaillent la fin de ma vie. Autant de lignes elles contiennent, autant de minutes de mon existence elles ont dérobées à l’absorption de la douleur physique. Aussi, comme le mal ne me quitte pas, je ne le quitte que pour prendre quelque autre travail, qui me verse à son tour le breuvage journalier de la distraction bienfaisante. »

Quel stoïcisme ! quelle puissance d’esprit ! Je vois encore ce maître illustre dans la chambre haute de sa petite maison du Mesnil, les jambes paralysées, le corps épuisé et desséché, attablé à son bureau, la plume en main, vous recevant toujours avec affabilité, puis reprenant sa plume et cherchant à oublier le mal dans les diversions les plus laborieuses. Enfin la mort arriva. Depuis longtemps il la prévoyait. Quand un de ses contemporains quittait ce monde, M. Littré répétait : « Il m’avertit que mon tour est bien proche. »

Tel fut ce grand homme qui, sur le bord de la tombe entr’ouverte à ses pieds, écrivait modestement, en parlant de son Dictionnaire : « Combien de fois, dans le cours du travail, n’ai-je pas désespéré de le mener à terme et regretté la responsabilité que j’avais ainsi encourue envers les miens et envers mon éditeur ! » S’il était permis de comparer les petites choses aux grandes, j’aimerais à m’appliquer ces belles paroles du maître. Combien ne dois-je pas redouter la responsabilité que j’ai prise devant la mémoire de M. Littré, devant le souvenirs des siens, et devant cette Revue, où je suis nouveau venu !


G. DAREMBERG.

  1. Littré, de l’usage des maladies (Philosophie positive, 1872).