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ses faiblesses on peut tenir l’ambassadeur. » Il connaît son Europe comme un propriétaire connaît ses fermes et ses bois. Il sait comment sont faits le Russe, l’Anglais, le Turc, L’italien, le Français, quels sont leurs penchans, leurs visées, leurs désirs cachés, leur façon de voir les choses et de raisonner, les passions qui faussent leur jugement, les espérances qui les tentent, les difficultés qu’ils redoutent, comment il faut s’y prendre pour les attirer ou les effaroucher, ce qu’il faut leur offrir pour les séduire, de quoi il faut les menacer pour les obliger à se tenir tranquilles. Les bons pêcheurs à la ligne n’ignorent pas que le secret d’une bonne pêche est dans l’amorce, mais le choix de l’amorce suppose une connaissance approfondie du caractère du poisson. Brochets, carpes ou goujons, M. de Bismarck sait ce qui convient à chacun. Personne ne l’égale dans l’art de parler à tous les peuples la langue qu’ils comprennent et qu’ils aiment. Il parle russe à l’ambition moscovite, anglais à l’orgueil britannique, le plus pur italien à la souplesse florentine et aux appétits romains. Hélas ! il a su, dans le temps, parler français à notre donquichottisme, auquel se mêlait une dangereuse vanité. « Crois-tu, disait Hamlet, pouvoir jouer de moi comme d’une flûte ? » Il n’est pas en Europe un seul peuple dont M. de Bismarck, un jour ou l’autre, n’ait joué comme d’une petite flûte.

Il arrive quelquefois qu’à force d’étudier les langues étrangères, on finit par oublier la sienne, et il semble qu’aujourd’hui M. de Bismarck ait beaucoup de peine à parler allemand aux Allemands. Sans contredit, les derniers discours qu’il a prononcés pour défendre ses projets de réforme financière et le monopole du tabac compteront parmi ses chefs-d’œuvre oratoires. Jamais il n’eut plus d’esprit, jamais il ne mêla avec plus de bonheur les sarcasmes, les allusions piquantes, aux raisonnemens subtils et captieux, jamais il ne donna un, plus libre cours à cette impétuosité, à cette insolence de génie qui lui est propre. Mais il a dépensé en pure perte : sa verve endiablée ; il n’a point convaincu ses auditeurs. Le langage qu’il leur tenait n’est pas celui qui les persuade. L’Allemand est de tous les peuples le moins disposé à prendre une épigramme pour un argument, une métaphore heureuse pour une solution. Une éloquence plus terne, mais plus solide ferait mieux son affaire, lui inspirerait plus de confiance. Jadis, l’étudiant qui vint consulter Méphistophélès sur le choix d’un état le crut facilement sur parole et se laissa mystifier par lui ; il était à l’âge des illusions et de la candeur. Depuis, lors, il a grandi, il a mûri, il a fait son tour du monde, il s’est frotté aux hommes et à la vie, et il répond au grand tentateur : « Je sais qui tu es, tu as trop d’esprit pour n’être pas le diable. »

Si l’éloquence hautaine et cavalière de M. de Bismarck n’est pas propre à rassurer et à convaincre les, Allemands, le socialisme d’état,