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des ressources, une abondance d’inventions heureuses, et la fortune le gâte. Mais s’occupe-t-il des affaires d’Allemagne, qui sont ses affaires domestiques, son bonheur accoutumé l’abandonne, il ne parvient pas à désarmer les oppositions, les difficultés succèdent aux difficultés, rien ne tourne au gré de ses souhaits. Il disait un jour : « On prétend que j’aime la politique comme une maîtresse ; elle me cause assez d’ennuis pour que j’aie le droit de la considérer comme une femme légitime. » Il parlait de la politique intérieure, car la politique étrangère n’a jamais eu pour lui que des douceurs et d’amoureuses complaisances. Mais il est certain que son parlement résiste à ses fantaisies avec toute l’âpreté et l’aigreur d’une femme très légitime, qui, toujours à cheval sur son droit, aime mieux plaider que de s’accommoder.

Ainsi va le monde. Tel habile homme, tel courtier honnête ou malhonnête, qui a la passion et le génie des arbitrages, trouve son profit à s’entremettre dans les différends des autres. Plein d’astuces et d’expédiens, il fait la loi dans leur ménage et ne réussit pas à avoir la paix dans le sien ; sa femme le boude ou le méprise, ses enfans se moquent de lui. M. de Bismarck a toujours trouve son compte à se mêler des affaires des autres ; mais de plus en plus l’Allemagne regimbe contre ses impérieux caprices. Elle ne se met pas en peine de lui être agréable, elle décrie ses projets, elle suspecte ses intentions, et il découvre avec chagrin qu’il lui est plus facile de conduire à leur perte de vastes empires que de faire le bonheur d’un seul Allemand. L’histoire constatera qu’en l’an de grâce 1882, la prépotence de M. de Bismarck était reconnue de toute l’Europe, que la conférence réunie à Constantinople pour régler la question d’Egypte interrogeait ses désirs, cherchait à lire sa pensée dans ses yeux, sentait peser sur elle son inquiétante volonté comme la colombe sent à travers l’espace le poids des ailes étendues de l’épervier. L’histoire constatera aussi que cette même année, après tant d’autres rebellions de son parlement, il a eu le cruel déplaisir de voir rejeter par une écrasante majorité ce monopole du tabac dont il avait déclaré que dépendaient son bonheur, sa sûreté et son avenir.

Un précieux avantage que possède M. de Bismarck et auquel il doit la meilleure partie de ses succès diplomatiques est l’incomparable connaissance qu’il a de l’Europe. Il a déclaré lui-même que la diplomatie était fondée non-seulement sur la science des intérêts, mais sur celle des caractères. Un Américain de grand mérite, M. Bancroft, qui fut longtemps ministre des États-Unis à Berlin, nous disait jadis : « Ce que j’admire surtout dans M. de Bismarck, c’est que, présentez-lui un cheval ou un ambassadeur étranger, il vous dira sans hésiter, après un très court examen, si le cheval a un vice secret et par laquelle de