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touchent médiocrement l’Allemagne et ne valent pas le sacrifice des os d’un fusilier poméranien, il est tout naturel qu’il s’en occupe avec amour parce qu’elles mettent en jeu toutes les ambitions, toutes les jalousies et qu’au besoin elles peuvent servir à brouiller la Russie avec l’Autriche, ou l’Italie avec la France, ou la France avec l’Angleterre ou l’Angleterre avec tout le monde. Aussi porte-t-il un vif intérêt à Abdul-Hamid, comme à un malade qui peut communiquer son mal à toute l’Europe, et il a décidé depuis longtemps que, si le kalifat n’existait pas, il faudrait l’inventer.

L’art de brouiller les cartes et les hommes, qui rend de si grands services dans la politique étrangère, n’a pas toujours d’aussi heureux effets dans la politique intérieure. A force de brouiller, on produit quelquefois le gâchis. M. de Bismarck a successivement amusé tous les partis par des espérances de portefeuilles qu’il était bien déridé à ne pas leur donner. Il disait l’autre jour aux libéraux : « Si, pour mon malheur, je me trouvais revêtu de la suprême autorité, il y a trois ans déjà que je vous aurais appelés dans mes conseils pour avoir le plaisir de vous voir opérer. » Il ne parlait pas sérieusement, il entend avoir le plaisir d’opérer lui-même : mais à défaut de portefeuilles, il donnait quelque pâture aux passions de ses amis d’un jour. Les libéraux ont voté avec joie les lois peu libérales qu’il leur proposait pour tracasser et humilier les catholiques. Il a entrepris aujourd’hui de se raccommoder avec les catholiques pour avoir raison des libres-échangistes. A force de traiter les partis comme de simples instrumens de ses combinaisons ou de ses fantaisies, il leur a appris à se défier de ses promesses ; les plus crédules se réservent désormais le bénéfice d’inventaire et le parti des « bismarckiens sans phrase » est encore à naître. Quoi qu’il en dise, l’Allemagne n’est point en danger d’être partagée comme la Pologne et il s’écoulera de longues années avant qu’il se forme contre elle une coalition de puissances. Mais, au mois de juin, il a eu le chagrin de voir les catholiques se coaliser avec les libéraux pour lui infliger un mémorable échec en rejetant le monopole du tabac.

L’auteur de l’ouvrage que nous citions plus haut affirme qu’une fois au moins M. de Bismarck fui sincère dans son désir d’offrir sa démission à son souverain. Si nous en croyons M. Braun, il songeait sérieusement en 1874 à se décharger de son pesant fardeau. Il se disait qu’après les grandes choses qu’il avait accomplies et qui devaient faire vivre son nom à jamais, il ne pouvait que décroître dans l’opinion, qu’il convenait à sa gloire de laisser les affaires de l’empire qu’il avait fondé aux mains d’hommes spéciaux qui s’en tireraient peut-être mieux que lui. Il se ravisa bientôt. Ces fortes imaginations sont incapable de repos ; le moulin ne chôme jamais, la roue tourne