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toujours, et quand le grain manque à la meule, on lui donne du sable à broyer. L’ambition vint à ce conquérant d’égaler dans les finances et à l’intérieur les grandes actions par lesquelles s’était signalée sa diplomatie, d’inventer un nouveau système qu’il marquerait de sa griffe, de la griffe du lion, et de laisser loin derrière lui tous les hommes d’état de son siècle.

Il tenait alors à quelques députés avec qui il aimait à s’épancher, quelles que fussent leurs opinions politiques, des discours que M. Braun paraît avoir entendus et qu’il nous rapporte sans se croire coupable d’indiscrétion : — « Je m’ennuie, disait-il. Les grandes choses sont faites, L’empire allemand est organisé, il est reconnu et respecté de toutes les nations. D’habitude il se forme des coalitions contre un état qui a obtenu de grands succès ; elles seront faciles à prévenir. Si la France nourrissait des pensées de revanche, elle ne trouverait pas d’alliés, et sans alliés, elle n’osera rien. En de telles circonstances, que me reste-t-il à faire ? Je ne suis pas toujours fort édifié moi-même de la façon dont on nous administre, et je me sens des velléités de déposer ma charge pour solliciter un mandat de député, qui ne saurait m’échapper, et pour rendre ensuite par mon opposition la vie aussi désagréable qu’il me sera possible aux ministres qui me succéderont. Mais que je sois à la tête du gouvernement ou de l’opposition, ce que je puis faire est fort peu de chose au prix de ce que j’ai fait jusqu’à présent. Je n’ai aucune envie de me mettre à chasser quelque méchant lièvre ; je suis trop las pour cela. Ah ! s’il s’agissait de tuer quelque gros et puissant sanglier, un vrai sanglier d’Érymanthe, cela serait mon affaire et je m’en chargerais volontiers. Donner à l’empire allemand une forte et solide assiette financière, lui assurer ainsi une situation dominante en le mêlant à tous les intérêts publics dans l’état, dans la province, dans le cercle, dans la commune, une telle tâche serait digne de moi et je lui consacrerais de grand cœur le reste de mes forces qui s’en vont. Mais cette tâche est malaisée. Je ne suis pus homme de métier dans ce genre de travail, et mes conseillers actuels, si bons qu’ils soient pour les affaires courantes, manquent absolument d’invention. lis ne connaissent que la routine, ils se traînent dans les vieilles ornières. Me voilà obligé d’imaginer moi-même cette grande réforme et de prendre pour l’exécuter mes instrumens où je les trouverai. »

Peu après cet entretien, des journaux officieux annonçaient que les jours du ministère Camphausen étaient comptés, que M. Delbrück lui-même n’en avait plus pour longtemps. Qu’est-il advenu cependant de cette grande réforme imaginée par M. de Bismarck ? Savoir selon les cas entreprendre ou s’abstenir, toute la sagesse est là. Mais allez prêcher l’abstinence à un victorieux que la fortune a comblé de ses faveurs ! Essayez de lui persuader que ce ne sont pas seulement les corbeaux