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qui ne réussissent pas à enlever les moutons, mais qu’il peut arriver à un aigle lui-même de rester pris dans leur laine, sans savoir comment s’en démêler !

En vieillissant, le génie devient ou très modeste ou très méprisant. Dans un des voyages qu’il fit à Breslau, le grand Frédéric disait au philosophe Garve : « Croyez-moi, l’espèce humaine ne se compose que de canailles : Glaub’ Er mir, es ist ailes Canaille. » Il se plaignait aussi que tous ses conseillers étaient des idiots, tous ses fonctionnaires des imbéciles. A mesure qu’il avance dans la vie, M. de Bismarck tient en moindre estime l’espèce humaine ; mais le mépris a ses illusions comme le respect a ses candeurs, et le dédain qu’il a pour les hommes lui a procuré quelques déconvenues. Il a ressenti une pénible surprise en 1875 quand, persuadé qu’il n’y avait plus d’Europe, il a vu le prince Gortchakof et lord Beaconsfield s’entendre pour opposer leur veto à la campagne qu’il méditait. Il est permis de croire qu’il a eu cette année une surprise du même genre lorsque ce ministère whig, qu’d jugeait incapable de toute action hardie et dont il espérait la chute prochaine, s’est décidé à tenter un coup de force à la barbe de la conférence. Il ne pensait pas que M. Gladstone se transformât jamais en un foudre de guerre. Toutefois, les rares étonnemens qu’il a éprouvés dans sa politique étrangère ne sont rien au prix des déceptions qui lui étaient réservées dans son administration intérieure. Il se flattait de faire plier sous ses puissantes volontés les consciences catholiques, les consciences ont résisté. Il se flattait que les économistes se lasseraient de combattre ses combinaisons financières, les économistes ne se sont pas lassés. Il s’est formé une coalition de mécontens qui se goûtent peu les uns les autres, et c’est une question de savoir s’il obtiendra jamais son monopole du tabac.

Un Allemand qui le connaît bien disait de lui : « il y a dans M. de Bismarck quelque chose de diabolique qui se plaît aux complications, et il compliquera si bien les affaires qu’il lui sera difficile de se débrouiller. » Le diable est le roi des diplomates, c’est proprement son métier, et il serait un merveilleux ministre des affaires étrangères, surtout s’il avait derrière lui un million de baïonnettes. Mais, selon toute apparence, le diable serait un médiocre ministre de l’intérieur, et s’il devenait ministre des finances, peut-être aurait-il de la peine à remplir ses coffres. En dépit de toutes ses habiletés, sa voix, son geste, ses sourires noirs le trahiraient. Les intérêts sont moins faciles à tromper que les passions, et les écus ont quelquefois de salutaires défiances ; ils ne viennent pas toujours quand on les appelle.


G. VALBERT.