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assurée que la leur ; si nous ne l’avons encore changée pour aucune autre, elle ne prévaut plus contre l’histoire à ce point de nous faire trouver bon que n’importe quel personnage nous ressemble, ou plutôt ressemble à nos pères. Nous l’admettons de quelques-uns, j’ai dit pour quelles raisons ; j’ai dit aussi pourquoi nous ne l’admettons pas de Mithridate. La confidente de Monime s’écrie :

: Mais ce n’est pas, madame, un amant ordinaire !


Nous trouvons justement qu’il en est un, à la mode du XVIIe siècle, et cela nous choque un peu. Les grands esprits, au témoignage même de Descartes, ne devraient avoir que de grandes passions, et nous tenons Mithridate, sans raffinement d’enquête, pour un grand esprit ; or ces passions diverses, qui se font leur part dans son âme, nous semblent toutes mesquines ; et comment ne le seraient-elles pas ? Une dernière fois, citons Descartes, puisqu’il a tant de crédit dans cette affaire, et tournons son autorité pour nous : « L’esprit n’est pas assez large, a-t-il dit formellement, pour comprendre plusieurs passions à la fois, sans quoi elles sont faibles ; de même qu’il ne peut soutenir deux raisonnemens à la fois, sans quoi ils sont pleins de confusion. »

Ainsi, ce n’est pas que Mithridate soit amoureux et jaloux qui nous fâche, mais qu’il le soit à la française, — et pourtant nous restons Français. S’il l’était, comme il dut l’être, à la mode du pays de Pont, il nous étonnerait peut-être : il ne nous blesserait pas comme blesse toujours un mensonge. Ainsi l’Othello de Shakspeare nous étonne, et c’est pourquoi l’on n’ose pas nous en donner sur le théâtre une exacte traduction en prose ; mais l’Othello de Shakspeare traduit en vers français nous offusque, parce que l’alexandrin, même disloqué, même rompu, est encore l’alexandrin, qui ne convient qu’à la vieille ordonnance française des idées et des actes, et que lui faire exprimer des sentimens autrement disposés que les nôtres est une manière de mensonge qui inquiète notre jugement. Nous restons Français et même encore trop inhospitaliers à l’étranger, mais nous devenons inhospitaliers à l’étranger qui se déguise en Français. Voilà, si je ne m’abuse, pourquoi Mithridate, à moins que de parfaits comédiens n’en viennent relever l’intérêt, nous plaît moins qu’à nos pères. Voilà les causes de cet ennui que des critiques ont marqué : ou trouvera peut-être qu’elles ne sont ni au déshonneur de Racine ni au nôtre.


Louis GANDERAX.