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propagande des idées françaises que tous les gouvernemens sous lesquels il a vécu. Lorsque, plus tard, on voudra écrire l’histoire de notre littérature depuis la révolution de juillet, le meilleur, le plus riche document à consulter sera la collection de la Revue des Deux Mondes.

En même temps que j’étais un des collaborateurs de la Revue, je donnais parfois des articles variétés au Journal des Débats, qui habitait et qui habite encore la vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, où il est né aux premières heures de la révolution. Son directeur, — par droit d’héritage, — était Edouard Bertin, que son talent de peintre ne semblait pas prédisposer à diriger un grand journal quotidien et qui cependant y excellait. Ne pouvant marcher qu’à l’aide d’une canne, les épaules engoncées, la physionomie un peu revêche, il avait l’extérieur trompeur, car il était d’une grande mansuétude et d’un commerce sûr. Assis dans son large fauteuil près de la cheminée que décoraient une carafe et un verre, passant souvent la main dans ses cheveux grisonnans, fumant un affreux cigare d’un sou qu’il trouvait exquis, souriant des balivernes que nous ne nous épargnions pas, racontant quelquefois des anecdotes un peu vives, il était ouvert à tous, bienveillant et empressé à rendre service. C’était un infatigable liseur ; aussi son instruction était profonde et sa conversation était nourrie. Sceptique, intelligent, laissant à chacun la liberté de ses opinions, il semblait plutôt présider un cénacle où chacun prenait la parole à tour de rôle que diriger un journal politique et lui donner l’unité d’impulsion. Souvent, au cours de la même semaine, — surtout lors des disputes sur la question romaine, — le pour et le contre ont été plaides dans le Journal des Débats. Comme chaque article était signé, on n’engageait qu’une opinion individuelle. Edouard Bertin, — s’il eut une opinion politique, ce dont on peut douter, — avait quelque tendance pour le gouvernement parlementaire ; il semblait garder bon souvenir du règne de Louis-Philippe et trouvait que le cens électoral n’était pas mauvais. Il haïssait l’empire, ou plutôt il haïssait l’empereur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Chaque jour, au moment où cinq heures sonnaient à Saint-Germain l’Auxerrois, on entendait son pas irrégulier retentir dans l’escalier. Il sortait de son atelier du quai Voltaire, où il se plaisait devant ses tableaux et au milieu de ses livres. Il fut un des maîtres du paysage historique, et quelques-unes de ses compositions sont fort belles, un peu froides, mais conçues dans un respect de la ligne et dans une recherche de grandeur qui ne sont plus de mode aujourd’hui. Il était d’une indulgence rare, et plus d’une fois, en visitant avec lui les expositions annuelles, j’ai été frappé de son ingéniosité à faire ressortir les qualités des tableaux les plus médiocres. II