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n’avait point de parti-pris d’école et je l’ai vu rester en admiration devant la Remise aux chevreuils de Courbet. S’il eût fait de la critique d’art, il eût poussé la camaraderie trop loin et la sincérité de ses opinions s’en serait ressentie. Il était aimé au Journal des Débats, où la loyauté de son caractère était appréciée ; sa parole était d’or, et un signe de tête fait par lui équivalait à un acte notarié. Je l’aimais beaucoup ; sa rudesse apparente ne m’avait point trompé, et j’ai passé près de lui, dans son atelier, des heures dont je me souviens avec émotion.

Il témoignait de la déférence à un des copropriétaires du journal, auquel appartenait l’outillage de l’imprimerie et que nous appelions le père Normant. Tous les jours aussi, comme Edouard Bertin, il arrivait à la même heure, courbé, la tête penchée, marchant péniblement ainsi que marche un octogénaire. Après un salut échangé, il se laissait tomber dans un fauteuil, tirait de sa poche une énorme loupe raccommodée avec de la cire à cacheter et lisait le journal. Ce vieillard alourdi, qui parfois entamait une histoire et ne la terminait pas toujours, avait été un fringant royaliste et avait, un des premiers, arboré la cocarde blanche lors de l’entrée des alliés à Paris. En 1815, après le retour de l’île d’Elbe, il ne suivit pas Louis XVIII sur la route de Lille, il ne le rejoignit pas à Gand, mais il se mit résolument à conspirer et chercha à organiser un complot monarchique qui devait éclater aussitôt que Napoléon partirait pour prendre le commandement de l’armée. Il y eut de faux frères, comme toujours ; Normant fut dénoncé et arrêté. L’empereur était furieux et recommanda au ministre de la justice de « faire un exemple qui servirait de leçon aux incorrigibles. » L’instruction du procès fut heureusement assez longue et compliquée ; Normant comparut en cour d’assises le 21 juin 1815. Ainsi qu’il le racontait lui-même, « son affaire n’était pas bonne, » et il y allait de la tête. La condamnation était certaine ; pendant le résumé du président, la nouvelle se répandit qu’une bataille avait été perdue, que l’empereur était en fuite et l’armée anéantie. Le jury délibéra pour la forme ; à l’unanimité, Normant fut acquitté. La ténacité de Wellington et l’arrivée de Blücher lui sauvaient la vie. Il parlait volontiers de cet épisode, mais il, en avait gardé rancune à Napoléon, qu’il n’aimait guère ; en revanche, il estimait que Louis XVIII avait été un grand roi.

Le rédacteur en chef des Débats, celui qui présidait à la publication des articles, à la confection du journal, n’était ni un sceptique comme Edouard Bertin, ni un royaliste comme Normant, c’était un janséniste : Samuel-Ustazade-Silvestre de Sacy, très doux, très gai et d’une bonhomie charmante. Il avait une placidité qui, parfois, ressemblait un peu à de l’indifférence ; on ne le faisait sortir de son