Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/770

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’en profiter. Pendant tout l’automne de 1880, ils tinrent meetings sur meetings pour engager les fermiers, sinon à ne pas payer les fermages, du moins à ne les payer que d’après les évaluations de Griffith. Or Griffith avait été envoyé par le gouvernement anglais en Irlande pendant les années 1826-1836 avec la mission d’estimer les propriétés, non pas au point de vue des fermages, mais au point de vue de l’assiette des taxes locales. En prenant pour base les évaluations de Griffith, les fermiers irlandais n’étaient donc pas plus dans la vérité qu’un locataire qui, en France, ne voudrait payer son loyer que d’après l’évaluation servant de base aux contributions foncière et mobilière. Au surplus, en Irlande comme en Angleterre, la valeur vénale des terres est supérieure à leur valeur réelle, parce que, dans les deux pays, la terre est une propriété de luxe et que, de plus, en Irlande, l’agriculture étant à peu près le seul moyen de vivre, les paysans se disputent les fermes et les prennent à un taux exagéré, sauf à ne pas payer régulièrement leurs fermages. Invoquer les évaluations de Griffith était donc un procédé très habile de la part des chefs de la ligue agraire, puisque, tout en s’appuyant sur une autorité officielle, ils rognaient le quart ou parfois même le tiers des revenus du grand propriétaire. La plupart des fermiers, d’ailleurs, au lieu de payer suivant les évaluations de Griffith, firent quelque chose de plus simple : ils ne payèrent pas du tout.

A la faveur de cette agitation, les sociétés secrètes reprirent de l’activité et de l’audace. Elles n’avaient jamais complètement disparu ; mais, depuis quelque temps, elles étaient tombées dans le discrédit et dans l’impuissance. Pendant les six années du ministère Disraeli, l’ordre matériel avait été absolu en Irlande. Les Molly-Maguire, célèbres naguère par leurs sinistres exploits, les rubanistes, les fenians eux-mêmes, ne faisaient plus parler d’eux. Tout à coup, le 25 septembre 1880, un premier crime agraire vint, comme un funèbre coup de cloche, réveiller l’Angleterre et lui apprendre que rien n’était changé dans l’état moral de l’Irlande, malgré tous les efforts faits pour apaiser ce malheureux pays. Un grand propriétaire du comté de Galway, lord Mountmorres, descendant, dit-on, d’une branche collatérale des Montmorency, avait depuis quelque temps des difficultés avec ses tenanciers. A un mille de sa résidence, il fut assailli par des hommes armés : on le retrouva mort avec six balles de revolver dans le corps. On voulut porter ce malheureux cadavre dans une ferme voisine pour le soumettre à un examen médical ; le fermier refusa de le recevoir. On le mit sur une charrette pour le transporter à sa résidence d’Ebor Hill, à un mille du théâtre du crime ; on ne trouva pas de cocher ; un agent de police dut monter sur le siège et prendre les guides. Toute la