Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/771

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

population était sympathique aux assassins. Inutile de dire qu’on ne les découvrit jamais. L’assassinat de lord Mountmorres a ouvert la série des crimes agraires : depuis cette époque, c’est-à-dire depuis près de deux ans, il ne se passe pas de semaine sans qu’il se produise quelque attentat du même genre.

M. Parnell et ses collègues de la députation irlandaise ne poussaient assurément pas aux assassinats ; ils dissuadaient même d’employer de semblables moyens. Malheureusement ils avaient parmi leurs alliés des hommes qui, lorsqu’on leur conseillait de n’employer que les armes légales, ne voulaient pas écouter le conseil et peut-être même ne croyaient pas à sa sincérité. C’est la fatalité des partis révolutionnaires. Les chefs, les états-majors restent sur le terrain légal ; ils ne peuvent pas y maintenir leurs soldats. On ne les croit pas ; on prend leurs protestations de légalité pour des habiletés de langage, et si l’on osait parler franchement, on leur répondrait : « Laissez-nous faire, nous vous laisserons dire. » Dans une réunion tenue à Ennis peu de temps avant l’assassinat de lord Mountmorres, M. Parnell s’était élevé avec énergie contre l’emploi des moyens violens. Il y avait, disait-il, d’autres procédés pour réduire à la raison les ennemis de l’Irlande. Ne pouvait-on, par exemple, mettre pour ainsi dire en quarantaine quiconque prendrait la place d’un fermier expulsé ou provoquerait des expulsions ? Ne pouvait-on le fuir dans les rues, dans les boutiques, au marché ? Ne pouvait-on s’abstenir de tout rapport, de toute affaire avec lui ? Le conseil fut trouvé bon et l’on employa le moyen imaginé par le chef du home rule sans cependant renoncer au procédé plus expéditif de l’assassinat. Il y avait à Ballingrobe, dans le comté de Mayo, un agent de lord Erne qui se nommait le capitaine Boycott. C’était ce qu’on appelle en Irlande un middleman, c’est-à-dire un homme qui afferme une étendue de terres considérable pour la louer ensuite en détail à des sous-fermiers ou pour la faire cultiver par des travailleurs ruraux. Les middlemen sont encore plus détestés que les propriétaires. Le capitaine Boycott fut mis en quarantaine. Pendant plusieurs semaines, il vécut seul dans sa ferme, ne trouvant plus ni serviteurs, ni ouvriers ni laboureurs, ne pouvant rien acheter même à prix d’or : s’il n’avait pas eu chez lui des provisions considérables, il serais mort littéralement de faim. Il craignait, en outre, à chaque moment, une attaque à main armée, et, comme c’était un homme très énergique, il avait pris ses dispositions pour soutenir un siège. Enfin il dut quitter la place ; il sortit de sa ferme sous la protection de la police et partit pour l’Angleterre. Son nom est resté attaché au système d’intimidation employé pour la première fois contre lui et pratiqué depuis contre beaucoup d’autres. La mise en quarantaine