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utilitaire et le paysan, lorsque la religion a perdu sa prédominance, il y a affinité. L’ouvrier des villes suit le plaisir, le paysan suit l’intérêt : de là sa force relative. La morale utilitaire crée les vertus économiques. Elle est la mère du travail et de l’épargne. Elle prescrit l’empire sur soi et la prévoyance. Elle combat l’ascendant des instincts grossiers et des appétits brutaux par les calculs d’avenir. Elle s’élève, en un mot, jusqu’à la conception du bien-être. Elle craint d’ailleurs tout ce qui nuit, la maladie qui vient de l’excès, comme la prison qu’entraîne le délit. Ceux qui sont assez forts pour s’y conformer de tous points déploient une somme d’énergie utile et de qualités d’ordre qui ont leur prix. Mais il y a un revers de médaille. Cette morale a toute l’étroitesse et toute la sécheresse de l’égoïsme. Elle ignore la charité et fuit le dévoûment. Elle n’a pas de ciel sur la tête. Elle n’a ni élan ni expansion dans le cœur. La famille peut jusqu’à un certain point s’en accommoder ; encore réduit-elle le nombre des héritiers. L’idée de patrie dépasse cette morale, l’humanité est un mot qu’elle ne comprend pas. Enfin il lui faut, pour être complètement efficace dans le sens de ses bons effets, une force et une sagesse dont tous ne sont pas capables. L’amour de la propriété produit les meilleurs effets, mais il peut devenir une passion sans frein. La cupidité ne connaît pas de règle et de limite. Elle engendre la dureté dans les relations. Elle se laisse emporter jusqu’au crime. Autant de conséquences funestes de l’absence d’un principe de conduite plus élevé, plus étendu, plus généreux. La morale utilitaire a tiré parti des énergies actives de nos paysans du Nord et du Nord-Ouest, gens de sens rassis et d’humeur réfléchie, qui s’en contentent mieux que les populations ardentes du Midi. Mais suffit-elle à ces populations du Nord elles-mêmes ? Est-elle sans lacunes essentielles et sans inconvéniens ? Ne faut-il rien qui la tempère et l’élargisse ? Peut-elle être là plus qu’ailleurs la règle suprême de l’homme et le dernier mot de la destinée ?

Le caractère propre du temps actuel est de transporter aux campagnes ces problèmes où paraissaient surtout engagées les villes, et, dans les villes, la classe la plus instruite. Les philosophes opposent à la morale utilitaire la morale spiritualiste, celle du devoir, de l’obligation, que complètent la charité et l’amour sous les formes les plus élevées, le christianisme en un mot, moins le dogme. Forme abstraite qui ne suffit pas à tous et qui convient mal aux campagnes. Or il s’agit précisément de savoir si elles renonceront à la morale religieuse, attachée à l’enseignement et à la pratique d’une religion positive. Ou doit se demander si ce ne serait pas là une immense éclipse d’une partie de l’âme humaine et un grand péril pour les campagnes, pour la société, pour la patrie. Si, par la force des