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deux chameaux blancs, que l’on charge fendent l’air de leurs grognemens ; sur nos têtes, cet incomparable ciel bleu, cette lumière intense qui est ma joie de tous les instans.

Échappant difficilement à la foule, nous traversons à âne la misérable petite ville. Les ruelles qui composent le bazar sont animées ; , les autres sont d’étroits, ravins courant entre des murs bas, et par l’une d’elles nous arrivons au désert. Pendant une heure et demie, quelle admirable course nous faisons ! La route, — peut-on appeler ainsi ce beau sable d’or où les pas disparaissent ? — monte, descend, traverse la nécropole, en partie ancienne, en partie moderne, paisible ville de tombes aux mosquées exiguës, aux inscriptions coufiques datant de dix siècles et où les morts dorment sous le plus beau ciel et dans le plus beau sable du monde. Longeant le rideau de rochers qui nous séparent du Nil, nous entrons dans une région sauvage. Des deux côtés, d’énormes blocs noirs, aux formes fantastiques, nous surplombent ; un labyrinthe de roches brûlées nous enserre. L’Arabie-Pétrée ne doit rien avoir de plus austère que cette morne contrée. Aussi quand subitement nous nous trouvons sur les rives du Nil, sons les palmiers et les sycomores de Mahatta et en face de l’exquise petite île de Philæ, le décor est si merveilleux, si étrange, que l’on y croit à peine. Hélas ! on ne nous laisse pas le temps d’admirer. Il faut s’embarquer, car la chaloupe du gouverneur nous attend pour nous transporter dans l’île. Oserai-je noter ici mon premier sentiment de désappointement, quand nous débarquons sur la grève rocailleuse ? Je m’attendais à plus de verdure, à une végétation plus luxuriante, à moins de ruines, de décombres gisant partout. Il n’y a pas dans le monde une île qui soit restée aussi longtemps sainte que celle-ci. Pour les Égyptiens, le sol en était aussi sacré que l’est aujourd’hui la Mecque pour les musulmans. Leur serment le plus terrible était : « Par celui qui dort à Philæ ! » car c’est ici que reposait, bercé par le murmure des eaux, le divin Osiris, dont le nom redoutable n’était jamais prononcé. Quittant la présence du dieu créateur pour faire, sous une forme humaine, du bien aux hommes, Osiris avait péri dans le Nil en luttant contre Typhon, l’esprit du mal, et, passant par la région des morts, devenant juge suprême des morts et des vivans, il était considéré comme le sauveur des hommes. Sur la terre, son tombeau, d’abord érigé à Abydos, avait été transporté à Philæ. Ici Isis, sa sœur et son épouse, veillait sur les cendres du dieu innomé ; ici se célébraient les plus saints mystères ; ici le pharaon tout-puissant ou l’esclave le plus humble venait en pèlerinage adorer au sanctuaire du dieu.

Nous parcourons la petite île, et j’oublie vite ma première déception en me pénétrant de sa particulière et exquise beauté. Nous