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reconnaissons les formes, si connues par la gravure et les photographies, du ravissant petit temple hypèthre, dominant le rivage de sa terrasse élevée. Sous cet admirable climat, le ciel a toujours été la plus grandiose des couvertures. Un peu plus loin, au centre de l’île, le temple d’Isis, avec ses pylônes, ses cours, ses colonnades, est l’édifice dominant. Tout ici est irrégulier, sans symétrie, mais la proportion de l’île a donné celle des édifices et le sanctuaire de la déesse est plus élégant que vaste. Partout des représentations d’Isis, de la naissance de son fils Horus, de la résurrection d’Osiris. Mais les outrages n’ont pas été épargnés au lieu saint, et la ruine et la destruction ont tout atteint. Un escalier intérieur nous mène par des séries de marches faciles, ménagées dans l’épaisseur du mur, sur le haut d’un des pylônes. De ce sommet, longue et étroite terrasse, la vue est vraiment incomparable. D’abord les deux rives : l’une, un amoncellement de rochers qui composent l’île de Biggeh, séparée de nous par un étroit chenal ; l’autre douce, riante, une oasis de palmiers et de verdure, et quelques maisonnettes se détachant sur le désert sablonneux que nous parcourions ce matin. Au sud, le Nil se perd brusquement derrière le coude des montagnes nubiennes qui ferme l’horizon ; au nord, il semble un lac limpide de cristal avant de disparaître dans les îlots de rochers et de devenir la suite de rapides que nous entendons gronder au loin. Cependant la faiblesse humaine reprend ses droits. Il ne suffit pas de nous rassasier de cette vue charmante, qu’aucun pinceau pas plus qu’aucune plume ne peut rendre, et il faut aller faire honneur au déjeuner, étalé par nos braves matelots sur un bloc de pierre dans le petit temple hypèthre.

Le repas fini, nous restons deux heures à flâner sur cette merveilleuse terrasse, entourés d’une troupe d’enfans. De jolies fillettes au teint très sombre, mais aux physionomies charmantes, en baillons, misérables, grelottant la fièvre, viennent nous offrir leurs bijoux. Elles ont à peine une chemise de coton bleu et un long voile noir en lambeaux qu’elles tirent devant leur visage. Mais sur leurs cous, luisans comme un belle patine de bronze, brillent quatre ou cinq orangées de verroteries enfilées avec un goût bizarre, à la narine un anneau de cuivre et sur leurs fins poignets de jolis bracelets tordus. L’une d’elles, avec son doux regard mélancolique, me rappelle tout à fait une vierge byzantine. Nous leur achetons tous les ornemens qu’elles veulent bien nous vendre. Quelques-unes semblent les céder à regret, et l’une d’elles résiste longtemps à l’offre que je lui fais. Ses compagnes se moquent d’elle. Alors, prise d’un accès de rage, elle me jette le collier et se sauve avec l’argent en pleurant. Les gamins, eux, se disputent les boites de sardines vides, épaves de notre repas, et en lèchent l’intérieur avec délices. Le gouverneur