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un soir, par une pluie d’orage, il appela son groom et lui demanda son manteau ; les courroies étaient mal nouées, le manteau n’arrivait pas et le duc appela une seconde fois ; le groom répondit d’un ton bourru : « Quand il tomberait des hallebardes, mylord, il faut que vous attendiez que j’aie fini. » Marlborough trempé se tourna tranquillement vers l’ami qui l’accompagnait et lui dit : « Pour rien au monde je ne voudrais avoir le caractère de ce garçon-là ! » Cet empire sur lui-même, joint à sa grande élégance, à son exquise courtoisie, à sa parole facile et insinuante, était une de ses grandes forces ; qu’il s’agît de séduire l’empereur d’Allemagne ou l’électeur de Brandebourg, Charles XII de Suède ou le grand pensionnaire de Hollande, Heinsius, le succès était le même.

La guerre de la succession ; d’Espagne allait décider de l’omnipotence absolue de Louis XIV ou de l’indépendance de l’Europe. Marlborough, nommé général en chef et ministre plénipotentiaire, porta pendant dix ans ce fardeau écrasant avec une force, une grandeur et une gloire auxquelles, si français que soit le cœur et malgré les blessures faites au patriotisme, on ne peut s’empêcher de rendre hommage. En l’absence de son mari, lady Marlborough, conseillée par le sage Godolphin, restait chargée de soutenir les intérêts du général et du parti whig, très menacés par les sympathies de la reine pour les tories. Emportée par le tourbillon politique, plus occupée que bien des ministres, attaquée par les uns, adulée par le plus grand nombre, la favorite montrait une activité, une énergie infatigables, discutant avec les ministres, même avec Godolphin, gourmandant la reine, conduisant sa maison, correspondant avec la moitié de l’Angleterre. C’est par cette correspondance que l’on se rend compte de l’importance qu’elle avait prise dans son pays et à l’étranger.

Les plus grands personnages la traitent en souveraine. Lord Peterborough, cet excentrique, ce Galaor appelé au commandement de l’armée anglaise en Espagne, et dont les exploits fabuleux faillirent donner la couronne à Charles d’Autriche, lui écrit en partant : « Je ne sais si je vous dois plus de reconnaissance pour les faveurs imméritées que j’ai reçues de vous, ou pour le bien que vous faites à tous… Si cela ne ressemblait trop à du papisme, je vous attribuerais comme à notre sainte la brise favorable qui nous emporte en ce moment… Soignez-vous, madame, pour le bien de tous, et qu’aucun excès de joie ou de chagrin n’ébranle la santé de celle qui contribue tant au bonheur général. » Lord Sunderland, qui devint son gendre, terminait ainsi une de ses lettres : « J’ajouterai très sincèrement, et sans le moindre compliment, que si l’Angleterre est sauvée, elle le devra entièrement à vos bonnes intentions, à votre zèle et aux peines que vous avez prises. » Lorsque Charles d’Autriche,