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discutions sans désemparer. Un soir, nous avions travaillé, — c’est le mot de Flaubert, — jusqu’à une heure du matin Vers trois heures, je fus réveillé par un effroyable vacarme à la porte : coups de sonnette et coups de pied ; je me lève tout effaré, je cours ouvrir. Sur le palier, Flaubert me crie : « Oui, vieux pédagogue, l’accord des temps est une ineptie, j’ai le droit de dire : Je voudrais que la grammaire soit à tous les diables et, non pas : fût, entends-tu ? » Puis il dégringola les escaliers sans attendre ma réponse. Il disait que le style et la grammaire sont, choses différentes : il citait les plus grands écrivains qui, presque tous, ont été incorrects et prétendait que nul grammairien n’a jamais su écrire. Sur ces points, nous étions du même avis, car son opinion s’appuyait sur de tels exemples qu’elle est indiscutable.

Le manuscrit de l’Éducation sentimentale a été communiqué à plus de vingt personnes que je connais. Flaubert n’était pas toujours difficile dans le choix de ses lecteurs. Tous les avis qu’il recueillit eurent une certaine concordance, il n’en tint compte et il eut probablement raison. Etait-ce des observations qu’il demandait ? Je l’ai cru longtemps, je me suis trompé. C’était pour lui un besoin impérieux de faire lire ce qu’il écrivait. Il était tellement possédé par son œuvre qu’il lui semblait se débarrasser d’une part de son fardeau en appelant les autres, même les indifférens, à y regarder. Lorsqu’on allait le voir, après quelques minutes d’une conversation qu’il laissait intentionnellement languir, il prenait les dernières pages qu’il avait griffonnées, raturées, corrigées et les lisait, donnant à chaque mot une intonation particulière, comme s’il eût voulu en gonfler le sens et en accroître la sonorité. Chez un homme d’un aussi grand esprit, cette manie singulière m’a toujours étonné ; il n’allait pas, comme Mérimée, faire des lectures en ville, colporter son manuscrit chez des princesses étrangères et offrir successivement à deux cents personnes la primeur d’une œuvre inédite ; jamais il ne tomba dans ce ridicule de solder eu littérature les bons dîners et les bonnes grâces, mais il ne pouvait résister au désir de montrer à tout venant les fragmens de son travail commencé. C’est dans la solitude de Croisset, dans ses loties tête-à-tête avec Bouilhet, qu’il avait pris cette habitude. La seule explication admissible est celle que j’ai donnée ; il était plein et débordait.

L’Education sentimentale fut publiée et n’obtint pas un succès analogue à celui qu’avaient soulevé Madale Bovary et Salammbô. Flaubert en fut irrité et surtout stupéfait. Il accusa l’injustice, la mobilité du public et se demanda, sans pouvoir se répondre, en quoi il avait démérité et pourquoi on lui marchandait une approbation dont il se croyait plus digne que jamais. Il ignorait sans doute