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que les intelligences les mieux trempées ont des défaillances et que, l’Education sentimentale en était une. Son étonnement était d’autant plus vif qu’il se heurtait à une idée qui avait chez lui la valeur d’un article de foi. Il avait toujours cru que dans une œuvre d’imagination le public ne se préoccupe que de la forme et qu’en matière littéraire le style est cela seul que l’on recherche. Le succès de certains romans qu’il est superflu de désigner n’était même pas parvenu à le détromper. Or il croyait, et avec raison, que dans son dernier livre il avait développé des qualités d’art très remarquables.

En outre, il s’imaginait, je le répète, avoir résumé en ces deux volumes la science économique de notre temps, avoir expliqué les aspirations sociales, les tendances révolutionnaires dont la France est tourmentée et avoir ainsi produit une œuvre d’un intérêt exceptionnel. Si l’on ne savait de quelles illusions se repaissent les écrivains, même les plus réservés, on pourrait être surpris d’une telle opinion. Cette opinion était enracinée dans l’esprit de Flaubert, car, au mois de juin 1871, comme nous étions ensemble sur la terrasse du bord de l’eau, que nous regardions la carcasse noircie des Tuileries, de la Cour des comptes, du Palais de la Légion d’honneur et que je m’exclamais, il me dit : « Si on avait compris l’Éducation sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé. » Il estimait aussi que le livre était, comme il disait, un livre d’amour et que le récit des aventures de Frédéric et de Mme Arnoux était le dernier mot de la tendresse humaine. Il ne s’apercevait pas qu’il s’était peint avec ses hésitations, sa timidité qui était grande, ses résolutions définitives, qui s’évanouissaient d’elles-mêmes quand il fallait les mettre à exécution, ses désirs de cerveau, qu’il prenait pour des aspirations du cœur, et surtout avec sa peur d’être « embêté » par une femme. C’est un état d’âme vague, confus, intéressant à déterminer dans une étude psychologique, mais ce n’est point la passion, et la masse des lecteurs ne comprend que les situations nettes. Le public écoute quand on lui dit oui ou non ; mais, quand on ne lui dit ni oui ni non, il n’entend pas.

La critique fut dure pour ce livre ; on eût dit qu’elle saisissait avec empressement l’occasion de se revancher des éloges qu’elle n’avait pu refuser à Salammbô et à Madame Bovary. Flaubert en fut affecté, et lorsque je le plaisantais pour le consoler, il me répondait : « Tout le monde n’a pas une carapace comme toi. » Déjà lorsque Salammbô avait paru, il avait bondi sous la piqûre et n’avait pu se tenir coi, malgré mes conseils. Il avait, publiquement, répondu à Sainte-Beuve qui avait fait des réserves et à M Frœhner qui, en qualité de savant, avait reproché à Flaubert d’être moins savant lui. Ces ripostes étaient inutiles ; chacun fait son métier en ce bas monde, les