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« Hâtez-vous d’imprimer cela, c’est un chef-d’œuvre, » répondit-il sitôt après avoir lu. Le chef-d’œuvre parut, mais avec une note de la rédaction dégageant sa responsabilité et s’excusant d’avance des fautes de l’auteur. On était en plein romantisme et les vieux préjugés régnaient encore ; le Journal des Débats louait Lebrun d’avoir, dans sa Marie Stuart, « séparé assez habilement l’or pur du plomb vil, » d’avoir « su éviter les fautes nombreuses qui déshonorent l’œuvre de Schiller. » Les prosélytes eux-mêmes avaient des scrupules; on n’osait oser. Ménageons Boileau! que dira Baour? le terrible Baour-Lormian, alors partout sur la brèche et jetant aux quatre vents de l’esprit cette lamentation inoubliable :


Avec impunité les Hugo font des vers!


Quoi qu’il en soit, l’extrême audace de la forme entra pour beaucoup dans le succès, car il faut bien pourtant admettre que la crise politique ne demandait pas ce dithyrambe à la Juvénal et que la flagellation n’est point en proportion des circonstances. Ces quémandeurs de sous-préfecturés et de distinctions plus ou moins puériles ne méritaient guère sans doute un pareil châtiment, mais c’était la première fois que l’ïambe d’André Chénier, frappant l’air de ses résonances, s’adaptait aux questions du jour; négligeons le détail et disons que le sens moral de la foule était du moins d’accord avec le poète. Remarquons aussi, pendant que nous y sommes, le rôle qu’en cette histoire des préliminaires de la Curée joue Henri de Latouche, rôle tout bienveillant et fait pour vous surprendre chez cette nature problématique ayant des goûts malsains d’intrigue, et, comme Beyle, aimant à nuire sans but personnel.

Auguste Barbier était la précision en personne ; fils d’avoué, il tenait registre des moindres actes et ponctuait méthodiquement sa vie. Je retrouve dans une de ses lettres un paragraphe propre à nous renseigner sur la suite de ces débuts. Buloz fondait alors la Revue. Il avait son idée : créer une sorte d’exposition permanente de littérature, maintenir les traditions, élever les niveaux, centraliser et fomenter, être en nos temps de dispersion un foyer de culture entre la production et la consommation intellectuelles, grouper les vétérans, supprimer pour les jeunes les épreuves de l’apprentissage et procurer du soir au lendemain cent mille lecteurs au talent qui cherche sa voie. Barbier fut un des plus zélés collaborateurs de la première heure ; il donna d’abord l’Idole et divers ïambes, puis ses poèmes, le Pianto, Lazare, puis une nouvelle : Béatrice, et jusqu’à des travaux de critique, toute sa lyre et tout son portefeuille. A partir de cette date s’établirent les meilleurs rapports ; même