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sion normale et le couronnement logique de toute lecture un peu prolongée. — Un soir, après huit heures, il était près de la fenêtre de son fumoir, faisant la moue à un roman de cinq cents pages, genre nouveau, qu’il s’entêtait à finir, bien qu’il se demandât pourquoi l’on y prenait la peine de décrire si minutieusement des cuvettes et des pots de nuit, que tout le monde connaît, hélas ! et d’où il se dégage plus d’odeurs suspectes que de poésie. La nuit venait doucement, ménageant ses effets de noir, enveloppant dans le crescendo de ses teintes sombres les arbres et les toits, qu’avait d’abord estompés avec art un lent et mélancolique crépuscule. Il jeta le livre avec impatience, d’abord parce qu’il ne voyait plus clair, ensuite parce que l’auteur, l’introduisant dans une nouvelle chambre à coucher, prétendait lui remettre le nez, pour la dixième fois, dans les eaux de toilette.

— C’est agaçant ! se dit-il en se levant pour s’accouder à la fenêtre. On retombe toujours dans la description des faïences utiles. Quels drôles de mobiliers ! Il n’y a que des vases. Et quels vases !

Par suite d’un phénomène psychologique des plus naturels, cette lecture d’un livre réaliste le poussait vers la rêverie. Il regarda la rue, toujours morne, déserte, vide, puis le ciel, où semblaient s’enflammer successivement, comme autant de becs de gaz lointains au contact d’un invisible allumoir, les petites étoiles pâles des premières heures du soir. Du ciel, un peu haut pour lui, ses yeux redescendirent vers le pavé, et bientôt sa songerie prit, ainsi qu’il arrive si communément aux méditations masculines, la direction de l’amour, ou plutôt des femmes, ce qui n’est pas identique. Justement, tout au bout, proche de la place de la Cathédrale, une silhouette féminine se mouvait dans la pénombre crépusculaire, semblant remonter la rue avec une paresse indécise, avançant à peine et choisissant les pavés. A coup sûr, cette femme n’était pas pressée ; à coup sûr aussi, elle était jeune, élégante, bien faite, jolie. Or, à Versailles, les femmes qui sont tout cela, ne fût-ce qu’en apparence, ne courent pas les rues, surtout les rues de ce quartier, si calme que le silence granitique des hypogées égyptiens peut seul entrer en comparaison avec son recueillement séculaire. Roger la regardait venir de loin, suivant avec intérêt sa marche lente, comme incertaine et troublée, néanmoins rythmée, presque harmonique, à force de grâce, dans son élasticité un peu sautillante. On devinait l’inexpérience de la rue et surtout du mauvais pavé dans les enjambées, tantôt longues, tantôt craintives, de la promeneuse attardée ; à mesure qu’elle approchait, il semblait au jeune homme que cette prestance élancée, hautaine et séductrice à la fois,