Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
117
DANS LE MONDE.

ment rien à se montrer telles qu’elles sont en réalité, mais il n’en ressentait pas moins l’amertume qui doit nécessairement faire grimacer tout homme naguère à la tête de deux maîtresses agréables et qui voit tout à coup son cœur logé à la belle étoile. Et puis, bien qu’il n’y eût entre Rohannet et lui qu’une de ces amitiés de gens du monde tenant tout entières dans une petite poignée de main, il éprouvait du dégoût à se dire que son ami, qui était en même temps celui du baron, devait avoir une singulière façon de « ne pas y toucher. » — Il n’avait pas encore assez vécu pour savoir que, si ces choses-là s’avouent le moins possible entre gens bien élevés, elles se font partout très couramment.

Jane, restée seule, avait eu un court accès de mélancolie.

— Il me plaisait, ce petit marquis, s’était-elle dit, mais Armand a quatre-vingt mille livres de rentes et il est tenu à des ménagemens envers le baron. Quant à les garder tous les trois, c’était difficile, Armand sachant que Roger avait un pied chez moi. Ça aurait tout gâté… Et puis, c’est bien assez de deux ; trois, ça porte malheur et ça embrouille. Bah ! tant pis ! Gentil tout de même, ce petit Trémont. .. Pas encore homme, poli, affectueux… Ma foi ! si ça peut le dégoûter des femmes entretenues, c’est un joli service que je lui aurai rendu. Seulement, ce bêta d’Armand aurait bien pu me faire ses ouvertures deux jours plus tôt, je n’aurais pas achevé de monter la tête au petit avec ma lettre.

Il était plus de cinq heures. Tout Paris allait au Bois. Roger ne savait que faire. Il lui vint à l’idée qu’il devait une visite à la princesse Riva, qui recevait le vendredi. C’était, d’ailleurs, une des physionomies féminines sur lesquelles s’était le plus volontiers posé son regard et peut-être son désir. — Il s’achemina donc vers le quai d’Orsay, l’air méditatif et ennuyé.

Il pensait un peu à Madeleine, beaucoup à Jane et passablement à Geneviève. Car, chez les hommes, les déceptions du cœur sont la source la plus habituelle des rêveries matrimoniales. Un homme ne songe guère au mariage, tant que le célibat lui réussit ou l’amuse ; viennent, au contraire, les tribulations, les désenchantemens, les accrocs de la vie de garçon, vite il y rêve. Tout le monde sait cela, et cela n’empêche personne de se marier, — pas même les femmes.

— Quoi qu’il en soit, le souvenir de Jane l’emportait encore sur l’image de Geneviève.

Henry Rabusson.

(La dernière partie au prochain n°.)