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figuraient comme chez nous dans certains programmes électoraux. Il s’est même formé récemment dans l’état de New-York un parti sous le nom d’antimonopolistes qui réclame… l’abolition du monopole des chemins de fer. Ceci ne tendrait-il pas à prouver une seule chose, c’est que par tous pays les transportés trouvent toujours que les transporteurs leur font payer le transport trop cher ?

Ces prosaïques questions de tarifs m’intéressent fort peu pour l’instant. J’ai bien autre chose en tête. Je suis au moment de pénétrer dans ces prairies dont j’ai rêvé si souvent, et je ressens ce délicieux émoi que donne toujours à l’imagination la satisfaction imminente d’une curiosité d’ancienne date. Hélas ! je ne tarde pas à m’apercevoir que cette vive attente aura le sort commun, et se terminera par une déception. La pluie glaciale que j’avais trouvée à Chicago s’est transformée dans ces régions plus élevées en une tourmente de neige. Les prairies en sont couvertes et aussi loin que l’œil peut s’étendre, il n’aperçoit qu’un blanc tapis, dont pas un accident de terrain, pas un rocher, pas un arbre ne vient interrompre l’uniformité. Comme je veux à toute force trouver aux prairies un aspect particulier, je m’efforce de me persuader qu’elles doivent ressembler aux steppes de la Russie. Je pense aux Récits d’un chasseur russe et je cherche à y placer quelques scènes de Tourguénef. Mais où sont les bouleaux qui jouent dans ces scènes un si grand rôle ? Force m’est à la fin de convenir intérieurement que le pays auquel les prairies du Far-West ressemblent le plus, c’est… la Beauce par un temps de neige. Toutefois le spectacle de cette immensité blanche à travers laquelle nous roulons pendant des heures et des heures n’est pas sans la grandeur, et sa monotonie même donne l’idée de la largeur du continent que nous traversons. Point de villes, point de villages, rarement quelques habitations isolées. Les stations ne sont que de simples dépôts d’eau et de charbon autour desquels se groupent quelques magasins de denrées nécessaires à la vie quotidienne. Là viennent évidemment s’approvisionner pour de longs jours les habitans de ces vastes fermes qu’on aperçoit de loin en loin, race énergique et inculte qui soutient solitairement la lutte de la civilisation contre la nature. Il faut aller aussi loin pour trouver l’Américain légendaire en chapeau mou, en bottes crottées, que l’on rencontrait autrefois entre New-York et Chicago et sous les traits duquel beaucoup de Parisiens sont disposés à se représenter la nation tout entière. Je trouve même, soit dit en passant, qu’on lui reproche bien sévèrement l’état de ses bottes. Comment ne seraient-elles pas crottées quand tous des chemins sont des fondrières et quand aux abords mêmes des stations, on enfonce dans la boue dès qu’on fait un pas hors du trottoir en bois ? Mais je me demande pourquoi beaucoup de mes compagnons de route sont sans cravate, et pourquoi, tout en