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tirant de temps à autre un mouchoir pour s’essuyer le front, ils se mouchent souvent dans leurs doigts. Ils sont assez silencieux, comme des gens qui auraient trop à penser pour avoir envie de causer, et si généralement un revolver passé à leur ceinture montre qu’il ne doit pas faire bon leur chercher querelle, il n’y a rien non plus dans leur attitude qui soit grossier et provocant. Je n’en ai vu aucun se rendre coupable de quelque impolitesse. À tout prendre, ils ne sont pas très différens d’aspects et de manières de nos fermiers de Beauce et de Brie lorsqu’ils se rendent à Paris le jour de marché aux grains, et c’est aux voyageurs de cette catégorie, ce n’est pas à ceux qui se rendent en première classe à Trouville et à Nice qu’il faut les comparer, si l’on veut rapprocher la manière d’être des habitans des deux pays.

C’est par ces observations sur ce milieu nouveau auquel je me trouve mêlé, que je m’efforce de rompre l’uniformité de cette route monotone à travers ces steppes blanches. Je soupire cependant après l’arrivée de la nuit, qui du moins passe vite, tout en proclamant qu’il est absolument désagréable de coucher dans le même compartiment que vingt-huit autres personnes, avec un compagnon superposé au-dessus de votre tête, et d’assister chaque soir à des exhibitions de linge d’une propreté douteuse, et chaque matin à un lavage général dans un cabinet de toilette commun. Je compte beaucoup, pour la journée du lendemain, sur la traversée des montagnes Rocheuses, au pied desquelles nous arrivons vers dix heures du matin. Tout en déjeunant à Cheyenne, ancien lieu de campement situé au pied des montagnes qui prend déjà des airs de ville, nous apprenons que le train venant de San-Francisco a été arrêté vingt-quatre heures par la neige. Mais il a déblayé la voie pour nous et on nous assure que nous passerons sans difficultés, si la neige n’est pas tombée de nouveau. Nous commençons par une rampe assez rapide l’ascension de la chaîne, et bientôt nous nous enfonçons dans les gorges. Avec la franchise qui est ou tout au moins devrait être la loi du voyageur, j’avouerai que cette traversée des montagnes Rocheuses a été pour moi une nouvelle déception. Rocheuses elles sont, sans doute, et même d’une assez belle teinte rougeâtre, mais absolument dénudées, sans arbres, sans verdure, sans eau et sans grands aspects. Rien qui vaille les Alpes ou les Pyrénées. Ce qui achève de rendre cette traversée assez maussade, c’est la quantité des tunnels en bois ou snowsheds qui ont été élevés pour préserver la voie des amoncellemens de neige. À peine est-on sorti d’un de ces tunnels qu’on entre dans un autre et la vue est interceptée à chaque instant. Cependant l’étroitesse même des gorges à travers lesquelles passe le chemin de fer à voie unique rend parfois le défilé intéressant. À certains endroits on pourrait presque