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Après avoir visité les bâtimens de l’exploitation agricole, nous rentrâmes pour déjeuner. Cette fois, ce fut le jeune mormon lui-même qui dit les grâces sans laisser ce soin au chapelain. Le pain et le beurre me parurent de la qualité la plus remarquable, et je ne manquai pas de le proclamer, à la grande satisfaction de la jeune fille chargée de ce département. Après le repas, nous prîmes congé avec force remercîmens, très simplement acceptés, pour l’hospitalité si cordiale que nous avions reçue, et nous nous dirigeâmes vers la gare.

Malgré toutes les instances que nous avions faites pour qu’il demeurât avec sa mère, notre jeune ami voulait absolument nous accompagner à Salt Lake City. Il tenait à nous présenter lui-même au président John Taylor, qui a remplacé Brigham Young à la tête de l’église des saints des derniers jours. Salt Lake City est située à une heure environ d’Ogden sur un embranchement de chemin de fer, qui est en partie l’œuvre des mormons. En attendant le départ du train, le chef de gare nous ouvrit son bureau, et la conversation s’engagea bientôt entre lui, le chapelain et un troisième interlocuteur à l’air intelligent, mais fort grossièrement vêtu, les cheveux ébouriffés, la figure et les mains noires. Au cours de la conversation, le chapelain demanda si les mormons croyaient avoir à se plaindre de quelques-uns des actes du congrès de Washington. À cette question, l’interlocuteur inconnu prit vivement la parole : « Nous n’aurions rien à dire si le congrès ne s’était avisé d’édicter un bill contre la polygamie. Pourquoi vouloir nous empêcher de pratiquer la polygamie si nous estimons qu’elle est encore conforme à la loi chrétienne comme elle était autrefois conforme à la loi biblique ? C’est une question de conscience individuelle que chacun aie droit de résoudre comme il lui plaît, et le congrès n’avait pus à légiférer sur cette matière. » Le chapelain n’ayant pas voulu soutenir la controverse, la conversation tomba sur ce sujet. Alors l’inconnu se tournant vers moi : « Vous êtes Français, monsieur, me dit-il. Je ne sais pas le français malheureusement, mais je possède quelques livres français traduits que j’admire beaucoup. Connaissez-vous les Conférences sur le christianisme de Mgr Frayssinous ? » Ne voulant pas avoir à rougir de mon ignorance devant ce mormon, je lui réponds intrépidement que je les connais. Ce n’est, qu’à moitié vrai, car je ne les ai jamais lues. « C’est, me dit-il, la plus belle et la plus solide apologie du christianisme que je connaisse et écrite à un point de vue excessivement large. Catholiques, protestans et mormons peuvent s’en prévaloir également contre les incrédules. J’ai lu aussi quelques ouvrages plus modernes, entre autres la Vie de Jésus de M. Renan. Mais ceux-ci me plaisent moins, je l’avoue. » Je m’épuisais en conjectures pour deviner quel pouvait bien être ce